Parfois, il faut se forcer à aller jusqu'au bout pour saisir l'ampleur de l'ambition d'une autrice. D'un autre côté, par les temps qui courent et la surabondance de très bons livres, on n'a sûrement raison de ne pas s'attarder dans une lecture brumeuse. La force de N.K Jemisin est de m'avoir suffisamment intrigué pour que je reste dans sa brume et finisse par m'y repérer.
Ce bouillon de concepts, néologismes, post-technologies (?), surnaturel (?), moitié roman pointu, moitié manga blockbuster, devient peu-à-peu une véritable œuvre univers.
Ce qui apparaît au premier abord comme des artifices narratifs (tutoiement du lecteur, citations obscures d'un savoir passé caché encore plus obscur, italiques comme des cheveux sur la soupe), tout ça s'effile sur la longueur en une simple prouesse littéraire : une forme singulière au service d'un récit et d'un propos.
C'est qu'on aime quand la SF se fait dure à lire. Ainsi un narrateur aussi éloigné de nous qu'un futur de plusieurs millénaire ne peut se permettre de nous expliquer tout son vocabulaire de son quotidien et de son fonctionnement social (et corporel). Bé oui, est-ce qu'on explique, nous, dans nos livres contemporains, ce que signifie « électricité », « commune » ou « manger » ? N.K Jemisin, par la violence des actions, par la singularité de ses personnages, par une quête simple (poursuivre son ex-mari en quête de sa fille), nous immerge dans son monde, ses règles et son vocabulaire. Quand ça prend, c'est pour un bon orgasme littéraire de fin de tome.
À la fin du premier, on est content d'avoir compris le lien entre les trois personnages et, c'est vrai, un peu perplexe d'avoir fait d'un truc simple un truc compliqué. Cela s'arrête au début du deuxième tome (qu'il faut enchaîner de suite pour ne pas se perdre), on est bien calés dans le monde, on a les repères, mais les ennuis commencent. À partir de là nous guette en fait une densité impressionnante (parfois fouillis) de nouvelles informations. Mais le mal est fait, il faut aller au bout, car les enjeux sont clairs et les surprises multiples, les idées géniales jaillissent. L'orgasme de fin du tome deux est donc encore plus intense. Et le tome trois est une jouissance de résolution, de récompense de notre effort de lecture. Car tout paraît cohérent malgré une matière très difficile à modeler (énergies telluriques, quantiques (?), histoire millénaire, multiples apocalypses, narrateur nébuleux... moi, ça me repose, de lire ça, l'absence totale de déjà-vu m'évite de lever les yeux au ciel).
Avec cette matière, ce que fait N.K Jemisin, au-delà de sa densité d'informations à emmagasiner, c'est un livre d'action. On est devant des scènes dures et sombres d'enjeux émotionnels et physiques et surtout de longues scènes d'action « intérieures » (descriptions des énergies telluriques selon un ''''sixième sens'''') ; tout ça à l'échelle planétaire et même plus. Bref, c'est épique total.
Il paraît que la SF doit, en miroir, parler de notre présent (dogme journaleux que je conteste). Ici, Jemisin nous offre d'abord un réel dépaysement, que je qualifierai personnellement d'une sorte de Mad Max géologique avec des kaméhaméha, ET, elle n'en oublie pas la portée allégorique de son texte. On lit une fiction, un divertissement à l'état pur, qui a pour but de nous subjuguer de son inventivité, mais on ne peut pas échapper à nos propres envolées réflexives lors de cette lecture.
Par exemple, sur les capacités de notre folie collective face à l'épuisement des ressources. Mais c'est lointain. Tout comme le futur de Jemisin est lointain, le discours sur l'écologie l'est aussi, puisque cette notion n'existe même pas dans ce futur. Il en est de même pour le racisme, dont les mécanismes sont ici appliqués à des humains particuliers, dans des contextes particuliers.
Autre force de la trilogie: en se plaçant dans un futur très lointain, Jemisin accomplit une réelle fusion entre la SF et la Fantasy. Une fantasy post-post-post-apocalyptique, avec des pouvoirs mentaux, mais dans laquelle la présence de nombreuses civilisations disparues nous incite à penser que tout ça n'a rien de surnaturel. Ces pouvoirs mentaux sont-ils des évolutions de l'humain, de la simple magie ou le vestige d'une manipulation technologique ? Ce doute est brillamment entretenu et développé sur la longueur, et résolu avec finesse dans un fatras explosif d'exotisme, d'inventivité et d'action.
Dernière chose, importante :
N.K Jemisin est noire et américaine. Dans le fabuleux domaine de la science-fiction, malgré tout très blanc et masculin, ça rafraîchit. N'importe quelle sorte de personne aurait pu imaginer cette histoire, peut-être, j'en doute, en tout cas, savoir que ça vient d'une afro-américaine a approfondi ma lecture. Non, ce n'est pas pour ça qu'on lui a donné trois fois le prix Hugo ; à ce titre, il faut regarder son discours de remise du prix pour le tome 3. Je lis beaucoup de SF, une telle qualité et une inspiration de ce niveau sont très rares.
Non, les femmes ne sont pas lues que par des femmes, les noirs ne sont pas lus que par les noirs. Tous les imaginaires, y compris venus des « minorités » peuvent avoir une portée universelle. C'est bien l'imaginaire qui a été récompensé ici, par trois fois, pour chaque tome, ce qui n'est jamais arrivé à personne d'autre pour le prix Hugo. Peut-être justement parce que cet imaginaire sortait du lot, ne venant pas d'un mec blanc ? ...
Merci, donc, aux éditions de science-fiction de s'ouvrir enfin à ce qui passe d'habitude sous le radar. Le succès de la Terre Fracturée nous donnera peut-être enfin à lire ces chefs-d’œuvre jusqu'ici jugés dispensables à une édition grand public.
Pequignon
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le 5 juil. 2020

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