Cette lecture fut interrompue par le début du confinement, qui m’a laissé incapable d’ouvrir un livre. Quand j’ai retrouvé la lecture, c’est vers lui que je me suis tourné. Cela tombait à pic, les corps abstinents ne sont-ils pas eux aussi, des corps confinés ?
Les témoignages sont organisés par thème, qui suivent le fil conducteur de la pensée d’Emmanuelle Richard, à qui les violences sexistes ont ôté le désir. Il n’existe pas de misère sexuelle, dit-elle, car l’activité sexuelle à deux ou plus n’est pas un besoin, comme boire et manger. On peut vivre sans sexe, et c’est déjà une première chose que E. Richard fait bien de nous rappeler. Pourtant, les témoignages sont rarement solaires. Beaucoup sont marqués par la privation du corps aimé, ou par l’inadéquation entre leurs désirs et le grand manège hétéronormatif qui laisse à quai tou.tes celleux qui ne veulent pas jouer le jeu.
De normativité, parlons-en un peu. Les témoignages sont très blancs, très hétéros, très cisgenres, très classe moyenne. N’est-ce pas pourtant dans les marges qu’apparaissent les lieux de résistance, où l’abstinence pourrait devenir un choix positif et créateur ? Mais je ne suis pas flic, ni de la pensée ni de la chaussée. Ce n’est pas à moi à dire quel témoignage choisir. Simplement, cette collection manque peut-être de l’érotique sentiment d’espoir qui nous anime lorsque nous pensons à la manière dont nous pourrions réinventer nos vies intimes. C’est peut-être l’objet du dernier témoignage, celui d’une jeune personne gender fluid, qui se cherche et se trouve.
Autrui et son corps m’ont manqué, durant le confinement. « Manque », pas comme dans « nicotine ». Plutôt comme dans « I miss you ». Nous avons vécu et nous vivons encore une abstinence. Mais le vide auquel nous faisons face est peut-être l’occasion d’une libération. Se demander ce qu’il nous manque vraiment. Toucher et être touché.e ? Désirer et être désiré.e ? L’action désignée par le verbe, ou le sujet de l’action ? Et quand nous ressortons, voulons-nous vraiment du même manège qu’avant ?
Je ne sais pas de quoi j’ai envie aujourd’hui. Mais grâce aux témoignant.es d’Emmanuelle Richard, je sais qu’il n’y a aucune urgence à le trouver.

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le 31 mai 2020

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