Chaque livre de Doderer est une formidable façon de réviser les différences vitales qu'il y a entre l'ironie et le cynisme. En 1500 pages comme dans les Démons (un des plus grands romans/somme du XXe à côté de l'Homme sans Qualités, Ulysse ou La Recherche, que la France continue à bouder, mystère...) ou en 150 comme ici.

Partant d'une situation (placée évidemment sous le signe de Baudelaire et de son magnifique poème en prose : les Fenêtres) que chacun de nous a déjà vécue - à savoir la tentation d'épier nos voisins la nuit - Heimito nous tricote son "fenêtre sur cour" à lui autour d'un inspecteur des Taxes & Redevances tout jeune retraité en prise avec... la vie, rien que ça. Quel vertige, après des années à n'avoir pas vécu, enfermé dans les règles froides et rigides de l'administration, de découvrir depuis une fenêtre ouverte sur des abîmes infinis, que le Monde dehors existe et bruit.

L'anecdote est cocasse - merveilleux Julius qui bouleverse toutes ses habitudes de vie pour aménager un véritable observatoire dans son salon - mais le style inimitable de Doderer la transforme en extraordinaire machine de guerre contre la Bêtise qui attend, tapie, au coeur de tout Esprit de Système. Sans grands discours, sans théories pompeuses, sans arguments fumeux. Non, Heimito a de la chance, il peut se permettre l'élégance suprême : tuer son ennemi à la pointe de sa plume, l'air de rien, avec deux adjectifs bien trouvés, ou une remarque apparemment anodine, mais dont le double fond cache la plus dévastatrice des bombes. Circonvolutive, matoise, remplie de chausse-trappes et d'auto-dérision, la phrase de Doderer est un nœud coulant, qui avec la grâce d'un serpent qui danse au bout d'un bâton, tourne et retourne autour du Réel, ce grand n'importe quoi, pour l'hypnotiser et le voir tomber là. À nos pieds. Sans colère et sans haine, cela va sans dire : aux cyniques les vils poisons, aux ironiques les cœurs légers, semblables aux ballons. Les uns sont impuissants, enchaînés à leur ressentiment. Les autres à jamais libres, sont joyeux et dansants.
Chaiev
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le 14 oct. 2011

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