Les Fourmis
7.1
Les Fourmis

livre de Bernard Werber (1991)

Si l'on apprécie la littérature pour sa capacité à transporter le lecteur dans de nouveaux paysages intellectuels, alors Les Fourmis de Werber est incontestablement un chef-d'oeuvre. Ce livre n'a pas d'égal, il me semble.


Werber a un talent d'écriture particulier pour décrire la nature (en l'occurrence, les fourmis). On remarquera que les passages portant sur les insectes sont d'ailleurs nettement plus captivants et mieux écrits que les passages sur les humains. On reconnait là le journaliste scientifique.


Ce qui m'a beaucoup plu dans Les Fourmis, c'est le changement de point de vue. Pour les fourmis, le monde, c'est une cité dans la terre, ultra structurée par des kilomètres de canaux, dans laquelle évoluent plusieurs millions d'individus regroupés en caste ayant chacune leur rôle. Ce sont des guerres territoriales contre d'autres clans de fourmis ou contre des termites. Ce sont des escarmouches et des expéditions afin d'accroître le domaine. Ce sont des communications antennaires et des échanges subtils de phéromones. Une fois que l'on a dit cela et que l'on se représente la complexité du mode d'organisation et de communication des fourmis à si petite échelle, on peut légitimement se poser la question suivante : quelle compréhension pouvons-nous réellement avoir du monde autre que celle dont nous faisons l'expérience directe ?


Nous nous pensons supérieurs aux fourmis car nous sommes plus grands qu'elles. Par notre taille, nous échappons totalement à leur mode de compréhension. Le bord du monde, pour les fourmis, c'est l'autoroute, et au-delà existent des créatures absurdes, au comportement tout à fait inexplicables (les hommes). Mais à bien y réfléchir, quel est pour nous, humains, le bord du monde ? Ne serions-nous pas également, à notre échelle, des fourmis évoluant dans un monde encore plus vaste ? Il me semble que c'est sur ce sujet que porte essentiellement le livre : notre place dans le monde, et ce que nous pouvons réellement en comprendre.


Enfin, le livre est très bien construit et on ne s'ennuie pas une minute ! Je termine par quelques citations.



Celui qui pose une question est bête cinq minutes, celui qui n'en pose pas l'est toute sa vie.



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Vaut-il mieux avoir le squelette à l'intérieur ou à l'extérieur du corps? Lorsque le squelette est à l'extérieur, il forme une carrosserie protectrice. La chair est à l'abri des dangers extérieurs mais elle devient flasque et presque liquide. Et lorsqu'une pointe arrive à passer malgré toute la carapace, les dégâts sont irrémédiables. Lorsque le squelette ne forme qu'une barre mince et rigide à l'intérieur de la masse, la chair palpitante est exposée à toutes les agressions. Les blessures sont multiples et permanentes. Mais, justement, cette faiblesse apparente force le muscle à durcir et la fibre à résister. La chair évolue. J'ai vu des humains qui avaient forgé grâce à leur esprit des carapaces "intellectuelles" les protégeant des contrariétés. Ils semblaient plus solides que la moyenne. Ils disaient: " je m'en fous" et riaient de tout. Mais lorsqu'une contrariété arrivait à percer leur carapace les dégâts étaient terribles. J'ai vu des humains souffrir de la moindre contrariété, du moindre effleurement, mais leur esprit ne se fermait pas pour autant, ils restaient sensibles à tout et apprenaient de chaque agression.



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Si l'adversaire est plus fort, agis de manière à échapper à son mode de compréhension.



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[...] Par exemple, vous qui tournez cette page, vous frottez en un point votre index contre la cellulose du papier. De ce contact naît un échauffement infime. Un échauffement toutefois bien réel. Rapporté dans l’infiniment petit, cet échauffement provoque le saut d’un électron qui quitte son atome et vient ensuite percuter une autre particule.
Mais cette particule est en fait, « relativement » à elle-même, immense. Si bien que le choc avec l’électron est pour elle un véritable bouleversement. Avant, elle était inerte, vide, froide. À cause de votre « tournée » de page, la voici en crise. De gigantesques flammèches la zèbrent. Rien que par ce geste, vous avez provoqué quelque chose dont vous ne saurez jamais toutes les conséquences. Des mondes sont peut-être nés, avec des gens dessus, et ces gens vont découvrir la métallurgie, la cuisine provençale et les voyages stellaires. Ils pourront même se révéler plus intelligents que nous. Et ils n’auraient jamais existé si vous n’aviez pas eu ce livre entre les mains et si votre doigt n’avait pas provoqué un échauffement, précisément à cet endroit du papier. Pareillement, notre univers trouve sûrement sa place lui aussi dans un coin de page de livre, une semelle de chaussure ou la mousse d’une canette de bière de quelque autre civilisation géante. Notre génération n’aura sans doute jamais les moyens de le vérifier. Mais ce que nous savons, c’est qu’il y a bien longtemps notre univers, ou en tout cas la particule qui contient notre univers, était vide, froid, noir, immobile. Et puis quelqu’un ou quelque chose a provoqué la crise. On a tourné une page, on a marché sur une pierre, on a raclé la mousse d’une canette de bière. Toujours est-il qu’il y a eu un traumatisme. Notre particule s’est réveillée. Chez nous, on le sait, ça a été une gigantesque explosion. On l’a nommée Big Bang.
Chaque seconde, dans l’infiniment grand, dans l’infiniment petit, dans l’infiniment lointain, il y a peut-être un univers qui naît comme le nôtre est né il y a plus de quinze milliards d’années, les autres, on ne les connaît pas. Mais pour le nôtre on sait que ça a commencé par l’explosion de l’atome le plus « petit » et le plus « simple » : l’hydrogène.
Imaginez donc ce vaste espace de silence soudain réveillé par une déflagration titanesque. Pourquoi a-t-on tourné la page, là-haut ? Pourquoi a-t-on raclé la mousse de la bière ? Peu importe. Toujours est-il que l’hydrogène brûle, explose, grille. Une lumière immense raye l’espace immaculé. Crise. Les choses immobiles prennent un mouvement. Les choses froides chauffent. Les choses silencieuses bourdonnent.
Dans le brasier initial l’hydrogène se transforme en hélium, l’atome à peine plus complexe que lui. Mais déjà, de cette transformation on peut déduire la première grande règle du jeu de notre univers : TOUJOURS PLUS COMPLEXE.
Cette règle semble évidente. Mais rien ne prouve que dans les univers voisins elle ne soit pas différente. Ailleurs, c’est peut-être TOUJOURS PLUS CHAUD, OU TOUJOURS PLUS DUR OU TOUJOURS PLUS DRÔLE.
Chez nous aussi les choses deviennent plus chaudes, ou plus dures ou plus drôles, mais ce n’est pas la loi initiale. Ce ne sont que des à-côtés. Notre loi racine, celle autour de laquelle s’organisent toutes les autres, est : TOUJOURS PLUS COMPLEXE.



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C'était en tout cas un concept qui s'accordait bien avec un autre principe de la philosophie globale des fourmis. "L'avenir appartient aux spécialistes".


Philip-Marlowe
9
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le 19 juil. 2021

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Philip Marlowe

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