Un roman libertin. Gazé certes, dans la continuité des romans de Crébillon.

Roman épistolaire dirigé d'une main de maitre par Laclos, on peut d'ailleurs y constater son génie militaire. Chaque lettre est calculée, et fait l'effet d'une bombe sur son destinataire, et sur le lecteur. L'intrigue est complexe, le duo libertin déploie avec perfection son éventail d'hypocrisie, chaque lettre à un autre personnage est une preuve de leur génie manipulateur, chaque lettre qu'ils s'échangent une preuve d'amour, d'admiration, mais aussi de haine. La haine est, quoi qu'on en dise, le sentiment dominant du duo Merteuil/ Valmont. Ils furent amant. Avant le livre. Le livre est l'histoire de la dégradation de ce sentiment amoureux qui se meut en haine et appelle la fin tragique du roman. La fin, parlons en. Laclos n'était pas un libertin, c'était un père de famille, un homme de bien. La fin se veut donc morale, puisque Laclos est moral et parce que le XVIII ème siècle pardonne tout à un livre où le mal est finalement vaincu. Valmont meurt, amoureux et désespéré. Pour la marquise, c'est la mort sociale (comme maintenant quand un "ami" vous vire de ses amis sur facebook) et la perte de sa beauté: tout ce qui faisait la réussite et la gloire de la marquise est donc réduit à neant. C'est pire que la mort. Fin cruelle donc.

Ce livre est admirable par le mélange des styles, des genres. Laclos crée quantité de personnages, et il arrive à donner un style propre à chacun. C'est la marquise de Merteuil qui mène le jeu, et donc le livre, bien que Valmont soit celui qui écrit et reçoit le plus de lettres. Le livre comporte des lettres-bijoux qui prouvent le génie de l'homme et placent l'oeuvre au rang de chef d'oeuvre. Je pense par exemple à la lettre LXXXI où la marquise de Merteuil se peint et narre à Valmont son éducation, qu'elle a fait seule. Elle nous donne ainsi des clés permettant de mieux comprendre le personnage. Cette lettre résonne comme un traité de libertinage, une ode au féminisme. Intense. La lettre CXLI est un bijou de cruauté: la marquise incite Valmont à rompre avec Tourvel en insérant, au coeur de sa lettre, la cruelle lettre "Ce n'est pas ma faute" que Valmont recopie et envoie telle quelle à la présidente qui va en mourir. La lettre qui tue. Parfait.

Les Liaisons Dangereuses est donc un livre libertin, qui oppose d'ailleurs deux formes de libertinage: le crébillonisme de la marquise qui choisit l'attaque plutôt que la défense et profite de l'instant présent, et le libertinage Louis XVI de Valmont, libertinage qui né à la fin de ce siècle (l'oeuvre est de 1782) et qui annonce le romantisme du siècle suivant. C'est également un livre où pointe le féminisme qui va se révéler durant la Révolution française (avec Olympe de Gouges et ses droits de la femme) même si Laclos n'est pas un féministe (ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit!). Oeuvre magistrale de la fin du XVIII ème siècle qui sonne l'apogée du genre libertin mais également son déclin.

Avant de conclure cet article, je tiens à expliquer que, si Laclos a réussi à faire une oeuvre aussi magistrale et imposante, c'est grâce à son talent, bien entendu, mais également aux oeuvres antérieures que Laclos a pu lire et dont il a pu s'inspirer. Il est nécessaire de parler de La Nouvelle Héloise de Rousseau, qui a beaucoup inspiré Laclos qui admirait énormément cet auteur. Mais je voulais vous parler de Dorat, auteur libertin du XVIII ème siècle, très peu connu hélas de nos jours. Et pourtant. S'il n'avait pas écrit, onze ans avant Les Liaisons Dangereuses, Les Sacrifices de l'Amour(1771), la marquise de Merteuil ne serait probablement pas un personnage aussi profond. La marquise d'Ercy, dans l'oeuvre de Dorat, est une préfiguration de la marquise de Merteuil, une femme libertine, cruelle, qui profite du moment, qui manipule et qui se place au dessus du "sexe fort" et ne supporte pas la comparaison avec les autres femmes, faibles et sottes. Dix ans avant Les Liaisons Dangereuses, Dorat écrit également Les Malheurs de L'Inconstance, roman libertin épistolaire qui préfigure encore plus que les Sacrifices de l'Amour, le chef d'oeuvre de Laclos. Le duc de *** est un miroir masculin de la marquise, dont on retrouve également des traits chez Valmont. C'est Dorat qui crée des êtres libertins, mauvais, manipulateurs. Laclos reprendra ces traits et les étoffera afin de donner vie au duo libertin par excellente: Merteuil et Valmont

Donc merci Dorat. Et bravo Laclos.
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le 7 mars 2012

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