Une affaire de style

Roman véritablement novateur pour son époque, la lecture des Liaisons dangereuses m'a marquée : j'étais alors en première, je devais le lire pour les cours, et j'y avais pris énormément de plaisir. Je m'y suis souvent replongée, plus souvent d'ailleurs dans l'adaptation cinématographique, incroyable de véracité, de fidélité, qui a su adapter une oeuvre difficile à rendre à l'écran.
Evoquons d'abord le format : le roman épistolaire, certes à la mode au XVIIIème siècle (Les Lettres persanes et La Nouvelle Héloïse le précèdent), est redéfini par Laclos en devenant polyphonique. Le nombre de voix qui s'entrelacent n'est pas un obstacle à la lecture. Là où Laclos excelle, c'est dans le style : chaque protagoniste possède sa propre plume. C'est à travers le langage que le lecteur peut véritablement découvrir le caractère des personnages, plus qu'à travers les descriptions.
Les deux personnages principaux, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, sont passés maîtres dans l'art du libertinage, et nous découvrons leurs manipulations les plus sordides et les plus cruelles. Néanmoins, le point de vue subjectif que nous retrouvons dans leur écriture nous force presque à éprouver de la sympathie pour eux, notamment pour Valmont dont la mort en duel l'érige en héros tragique, titre qu'il ne mérite pas, à mon sens, étant donné qu'il pousse à la mort la présidente de Tourvel, personnage noble et vertueux que j'affectionne particulièrement. Mais Laclos brouille notre jugement, et j'aime beaucoup les romans qui bousculent mes a priori, qui remettent en question l'ordre des choses.
Enfin, le roman aborde un thème plutôt excitant (sans mauvais jeu de mot) : le libertinage. Le libertinage n'est pas la débauche sexuelle comme le sens actuel peut le laisser penser : il s'agit avant tout d'un courant de pensée rationnel et matérialiste qui a émergé au XVIIème siècle. Les libertins, en niant l'existence de Dieu, fondaient leur doctrine sur un relativisme moral pouvant mener à une liberté sexuelle, mais il ne s'agissait pas de l'essence du libertinage. Cette doctrine se retrouve dans les actions du vicomte et de la marquise, qui ne s'encombrent d'aucune contrainte, d'aucune loi morale. Certainement, le roman de Laclos a contribué à ce détournement du sens du mot "libertinage", mais il prouve également sa dimension bien plus large : les deux libertins rejettent les codes de bienséance de l'époque pour mener leur vie comme ils l'entendent. On prend ainsi du plaisir à suivre leurs manipulations, mais également les intrigues sexuelles, qui font surement de Laclos un initiateur du roman érotique, écrit bien évidemment avec beaucoup d'intelligence et de subtilité. La marquise de Merteuil est particulièrement glaçante : la lettre 81 est somptueuse dans l'horreur qu'elle présente, celle d'une initiation au mensonge et à la cruauté.
Ce que je trouve aussi fascinant dans la genèse de ce roman, c'est l'histoire de l'auteur, Pierre Choderlos de Laclos, un officier qui, loin de sa famille, s'ennuit et décide d'écrire un roman libertin, roman dont le style de vie des personnages est aux antipodes de celui de ce soldat fidèle à sa femme et attaché à sa famille. Pourtant, Laclos décrit les manigances des deux amis comme s'il était spécialiste de la question. J'admire toujours ces écrivains qui parviennent à développer un univers qu'ils ne connaissent pas personnellement, c'est toujours intéressant de constater la manière dont ils parviennent à l'enrichir.
Roman immoral, libertin, érotique, ces adjectifs restent, de toute manière, réducteurs quand on parle de l'oeuvre magistrale de Laclos. Le véritable tour de force est, pour moi, dans cette polyphonie absurde mais si efficace : le roman se lit comme un récit à la première personne tellement il est entraînant, cohérent et bien construit.