L'édition la plus récente chez J'ai lu des Montagnes hallucinées (texte qu'un certain Guillermo Del Toro a toujours voulu adapter et dont on attend encore en vain justement que cela se concrétise même si on se doute qu'après tout ce temps on aura probablement rien) de Lovecraft se double ici d'une autre nouvelle, Dans l'abîme du temps qui, curieusement, dans le synopsis en 4ème de couverture est mélangée avec sa grande soeur alors que les deux histoires n'ont strictement rien à voir entre elles.


Dans les deux cas nous avons toutefois affaire à des nouvelles tardives de l'auteur qui précèdent de quelques années sa mort en 1937 d'un cancer de l'intestin à 46 ans. J'ai souvent personnellement tendance à penser que les dix dernières années de la vie de Lovecraft semblent contenir ses meilleures oeuvres même si avant 1926,1927, il y eu de très bonnes choses. Mais bon, dès 1926 avec L'appel de Cthulhu puis La couleur tombée du ciel en passant par L'affaire Charles Dexter Ward ou Celui qui chuchotait dans les ténèbres (bon sang, on devrait l'adapter en film celui-là ! (1)) et jusqu'à L'abîme du temps en 1937, je trouve qu'on atteint littéralement des sommets (même la souvent décriée, à ce que j'ai cru comprendre, maison de la sorcière, je la trouve excellente).


Les montagnes hallucinées n'y échappe pas.


Et si Howard multiplie un peu trop les descriptions des décors et paysages, sans doute plus qu'à l'accoutumée (exercice de français pour nos chères têtes blondes : relevez moi le nombre de fois qu'on a le mot "cyclopéen" dans la nouvelle, on bât des records) et que parfois ça alourdit un peu trop l'histoire (2), cela lui donne en contrepartie de pures visions que n'auraient certainement pas renié le cinéma.


Il y a véritablement là de quoi faire un film tant Lovecraft se déchaîne pour donner vie à cette incroyable cité inconnue perdue en Antarctique et donc regretter un peu plus que le Del Toro se mouille mollement pour le tourner en film avec le temps qui passe (3). En résulte donc une nouvelle des plus connues de l'écrivain de Providence, d'un très bon niveau mais que je ne conseillerais pas forcément d'emblée aux débutants de Lovecraft.


Car ici, à l'orée des dernières histoires de sa vie, Lovecraft peut se permettre de naviguer aisément dans l'univers qu'il a construit, devenu suffisamment riche en références personnelles quand elles ne renvoient pas vers des figures que l'écrivain admirait.


Au risque d'égarer le débutant échoué en terres Lovecraftiennes, on retrouvera la ville fictive d'Arkham et la toute aussi fictive université de Miskatonic, territoires certes connus de son oeuvre. Mais on y verra aussi moults clins d'oeils au Necronomicon (4), le fameux livre maudit a la reliure en peau humaine et écrit avec du sang comme encre, son créateur l'arabe fou Abdul Al-Hazred, R'lyeh, Cthulhu, les Grands Anciens... Sans oublier des retours extérieurs donc, vers une connaissance de Lovecraft, Clark Ashton Smith, la mention des peintures fantasmagoriques de Nicholas Roerich (qui peuvent effectivement donner une idée de l'atmosphère étrange de l'histoire -- jetez un oeil sur Google, vous ne le regretterez pas) ou enfin l'ombre énorme d'Edgar Allan Poe qui plane du début à la fin. Que ce soit en citant Les aventures d'Arthur Gordon Pym (où la fin se rapproche du continent Antarctique) dès le début ou en leur reprenant directement l'étrange cri Tekeli-li !


Pour le connaisseur, la nouvelle ne fait évidemment pas peur d'emblée.


L'auteur laisse s'installer l'ambiance d'une lente décrépitude qui culmine une première fois dans le 4ème chapitre avec la description du massacre de toute une équipe d'expédition avant à nouveau de faire lentement monter la sauce par plusieurs descriptions où l'ennemi n'est pas tant d'étranges créatures antédiluviennes venues sur Terre il y a un bon moment de ça avant l'apparition des premiers dinosaures mais quelque chose de bien plus vicieux, tapi dans l'ombre et se réveillant après tous les siècles dès qu'un intrus "évolué" arriverait dans ces "terres mortes". On pourra regretter que plus qu'à l'accoutumée ce vieux renard de Lovecraft multiplie les formules de prudence ("je ne saurais vous dévoiler ce qui s'est passé ce jour là"... "C'est avec énormément d'hésitation et de prudence que je me reporte en esprit au camp"... Au bout d'un moment et vu la longueur de cette nouvelle on a envie de lui faire "ACCOUCHE QUOI !" :-) ) mais une fois qu'on y est, le récit ne nous lâche plus. Les chapitres 6 à 10 s'étendant largement sur la description de la cité perdue sont véritablement passionnant et tout en découvrant l'histoire des Grands Anciens qui y vivaient l'on ressent cette lente impression de n'être véritablement pas seul. Enfin dans les 3 derniers chapitres (il y en a 12), H.P.L met toute la gomme pour atteindre ces fameux sommets qu'il décrit ici.


C'est subjectif mais même si j'ai été happé par l'histoire, je n'y ai pas ressenti immédiatement ce malaise latent qui nous tient constamment dans ses écrits. Ce n'est pas une peur qui va crescendo comme dans La couleur tombée du ciel, L'affaire Charles Dexter Ward ou Celui qui chuchotait dans les ténèbres. C'est une peur brute qui se base sur les descriptions et sous-entendus qui ont précédé notamment une bonne partie du mystère des Grands Anciens plus visible qu'à l'accoutumé. Il en ressort que même si j'ai beaucoup apprécié cette livraison Lovecraftienne, elle ne produit pas le même effet durable sur moi (trop de descriptions qui plus est là où l'écrivain nous a habitué a nous dévoiler un peu de ce qui se cache dans le noir avec généralement pas grand chose). Cependant le voyage vaut le coup d'oeil et s'insère dans la mythologie Lovecraftienne avec une place de choix et l'on prie pour qu'une adaptation en film, grandiose, puisse voir le jour tant les descriptions atteignent des sommets imagés propre à fournir une matière en or pour l'Art Cinématographique.


En l'état, heureusement que John Carpenter est passé par là un peu en 1982 tiens...


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(1) En fait on devrait adapter une bonne partie des écrits de Lovecraft, ça nous changerait de pas mal de films horrifiques réchauffés qu'on a depuis un moment à base de "ouh fais moi peur" et d'un énième exorcisme mais c'est que mon avis.


(2) Euphémisme, ça a failli bien me gaver. Une première chez Lovecraft...


(3) C'est même extrêmement rageant de ne toujours rien voir pointer le bout de son nez quand on referme le livre du coup.


(4) Stephen King rendra hommage en évoquant lui aussi le Necronomicon dans une des nouvelles de Danse macabre, "L'homme qu'il vous faut" en livrant aussi un hommage démentiel à H.P.Lovecraft dans l'excellente nouvelle "Celui qui garde le ver". Et ne parlons pas de la récupération du bouquin maudit par le cinéma (coucou Sam Raimi) mais on s'égare (en bien toutefois).

Nio_Lynes
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le 12 févr. 2020

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Nio_Lynes

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