Les mots, la mort, les sorts est un essai à l'écriture rigoureuse particulièrement agréable à lire. La force de ce livre est de ne pas être un réel ouvrage scientifique, c'est-à-dire pétri de normes en tout genre et de laborieuses démonstrations et preuves d'objectivité. Dès le début, Jeanne Favret-Saada assume et défend sa démarche : les paysans, longtemps (toujours?) considérés comme des arriérés par les adeptes du positivisme - religion largement partagée de nos jours - ne désirent pas s'étendre sur un sujet qui leur vaudront, ils le savent, moqueries voire diagnostic de folie. Comment se renseigner alors? En s'intégrant, en s'intéressant sans porter de jugement, en partageant leurs croyances.

Et c'est alors que l'aventure commence. Le bocage a beau être tout proche, c'est un véritable compte-rendu d'explorateur qui nous est offert là, rempli de témoignages, d'expériences vécues par des tierces ou par l'auteure elle-même. Les faits sont présentés avec clartés, point par point (Favret-Saada affectionne les énumérations alphabétiques ou numériques, mais ne les fait heureusement jamais traîner en longueur), le tout assaisonné avec de nombreuses citations des protagonistes rencontrés, rapportées avec précision (jusqu'à leur langage). On se retrouve rapidement happé dans ce monde invisible, dissimulé derrière le nôtre. Il n'est pas question de sectes ou de pratiques occultes ici, juste d'un discours qui se fait discret, qui ne fait pas l'unanimité, et dont découlent des pratiques superstitieuses d'apparence anodines (avoir un sachet de sel dans sa poche par exemple) mais aux enjeux colossaux pour les ensorcelés : une erreur, une méprise, et c'est la ruine ou la mort.

Bien sûr, les paysans ne sont pas des sauvages, et la plupart ne croient pas aux sort. Jusqu'à ce qu'un malheur arrive, puis un autre, etc. Le malheur à répétition amène alors un voisin, un cousin qui tient le rôle d'annonciateur : "Y a-t-il quelqu'un qui te voudrait du mal?" Et c'est parti, la mécanique se met en place, avec son discours toujours ambigu ; la victime doute, puis y croit un peu, cherche de l'aide (le "désorceleur") puis le coupable (le "sorcier") et retourne le mal... sans qu'il n'y ait jamais d'affrontement. De la parole, des gestes symboliques dans l'anonymat suffisent, la grille de lecture du monde des intéressés fera le reste. Tout est interprétation et coïncidences.

Bien sûr, vu d'ici, autant de crédulité fait sourire. Mais réfléchissez à tous vos actes irrationnels, vos petits rituels : c'est la même chose, seuls les enjeux diffèrent. Et quand vous serez "pris" dedans, vous serez dans la même situation que ces paysans qui ne sont pas plus idiots que vous. En lisant ce livre, il arrive un moment où à force de "coïncidences" on ne peut s'empêcher de se dire, comme eux : "Je sais bien que les sorts n'existent pas... Mais quand même..."

Alors laissez-vous prendre, laissez tomber vos certitudes et préparez-vous pour un fascinant voyage.
RaoulDeCambrai
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Collection de livres

Créée

le 23 oct. 2013

Critique lue 687 fois

9 j'aime

1 commentaire

RaoulDeCambrai

Écrit par

Critique lue 687 fois

9
1

D'autres avis sur Les Mots, la Mort, les Sorts

Du même critique

Ça, tome 1
RaoulDeCambrai
5

Un concept prometteur mais un résultat bancal

Attention, les lignes qui suivent sont susceptibles de révéler des éléments importants de l'intrigue. Il semble communément admis sur SensCritique que Stephen King est un écrivain maître de l'horreur...

le 10 févr. 2014

27 j'aime

3

Franz Ferdinand
RaoulDeCambrai
7

"Tiens, j'écouterais bien Franz Ferdinand. Pour voir."

Franz Ferdinand fait partie de ces albums que même ton père qui ne tolère qu'Elvis Presley dans l'univers du rock accepte que tu le passes dans la voiture familiale. Franz Ferdinand est très, très...

le 21 mars 2012

21 j'aime

1

Around the Fur
RaoulDeCambrai
8

Around the fur pour le matin

Imaginez une rue ensoleillée, un dimanche matin. Il fait chaud, on a ouvert les fenêtres. Et alors que vous terminez de vous habiller après une douche salvatrice, vous passez cet album, en poussant...

le 26 mars 2012

17 j'aime

3