Survivre, c’est s’habituer à l’horreur

Comme attendu, j’en ressors bouleversé, mais pas forcément transcendé. L’objet en lui-même est assez incroyable, écrit par un auteur chinois mystérieux qui, après sept ans de recherche, a fini par être convaincu de faire traduire son œuvre en français.

C’est d’ailleurs un peu lié à l’histoire du livre lui-même, qui, à l’instar d’un found footage, se présente comme les notes d’un homme sur le point de mourir, cachant ses feuillets peu avant son exécution.


Ça donne le ton et les premiers instants ne nous épargnent pas!

C’est un livre d’une rare noirceur. Jusqu’à la moitié du récit, on a même l’impression que l’histoire ne démarre pas vraiment, on suit les pérégrinations d’un migrant chinois dans les campagnes reculées des années 1930, pendant l’invasion japonaise qui fait planer une menace constante sur chaque lieu.

M'éberluant de la place qui est faite au langage. Il y a quelque chose de profondément touchant dans le fait que cet homme, après avoir traversé tant d’horreurs, finisse par apprendre à lire et à écrire. Comme si le langage, jusque-là étranger, devenait enfin un refuge ou un miroir. C’est d’ailleurs presque une rédemption à retardement, il écrit pour donner un sens à tout ça, pour se raconter avant de disparaître. Plus il trouve les mots, plus il semble s’approcher d’une forme de lucidité qu’il n’avait jamais connue. L’écriture devient sa seule manière d’exister autrement que par la violence, comme si, à défaut d’avoir sauvé sa vie, elle lui permettait au moins de sauver sa mémoire.


On est dans la tête d’un homme ayant vécu les pires horreurs et ayant survécu simplement parce qu’il s’y est accoutumé, ce qui en dit déjà long sur sa psyché. Dès les premières pages, il est capable résumer deux ans de prison, dans le pire enfer carcéral, en deux ou trois phrases à la fois ignobles, percutantes et presque anecdotiques.

Ce procédé, celui de la confession écrite juste avant l’exécution, m’a d’ailleurs frappé par sa justesse. Ce n’est pas juste un artifice narratif, c’est une manière de tout brouiller. On ne sait plus si on lit le témoignage d’un homme réel ou l’imagination d’un auteur qui cherche lui aussi à se confronter à la culpabilité. Cette frontière floue rend le texte encore plus troublant, parce qu’il flotte quelque part entre la fiction et la vérité. C’est ce qui donne au livre ce parfum de fatalité, comme si chaque mot était écrit avec la conscience aiguë qu’il sera le dernier.


C’est typiquement le genre d’œuvre que je ne recommande pas, parce que ce n’est pas le type de lecture que j’apprécie. "Voyage au bout de la nuit" en est la preuve, je reconnais totalement son aspect culte, mais je ne pourrais jamais le relire tant je l’apprécie peu.

Ce livre partage cette même aura, on passe d’horreur en horreur, mais toujours traversées par des fulgurances poétiques. Comme si, au fond, ces douceurs écrites étaient là pour maintenir notre envie de lecture, comme un défibrillateur émotionnel.

J’ai adoré ça, et j’avoue avoir dévoré le livre, conscient de sa singularité et de son pouvoir de fascination.


Mais il m’a un peu perdu sur les 30 à 40 dernières pages. Comme dans 95 % des livres que je lis, j’ai été déçu par la fin, que j’ai trouvée prévisible et sans véritable impact. Ce n’est pourtant pas son plus gros défaut. Ce que j’ai trouvé le plus regrettable, c’est la psychologie du personnage, certes voulue et calculée de cette manière, mais qui, à la fin, alourdit le récit et lui fait perdre un peu de subtilité. La conclusion m’a même paru légèrement grotesque en plus d'être un peu trop attendu... Rendant alors le procédé scénaristique d'allé retour temporel presque inutile.


Malgré tout, j’en garderai un très bon souvenir. Se plonger dans un tel contexte, aussi exotique que dérangeant, avec un style oscillant entre le macabre cru et la poésie, m’a tout simplement fasciné.

La quatrième de couverture annonce d’ailleurs clairement la couleur, on y découvre que le protagoniste est embauché pour perpétuer un ancien rite, consistant à offrir des femmes mortes aux parents endeuillés de leur fils, afin qu’il soit accompagné dans la mort.


Il y a clairement un écho entre ce rituel et la vie du personnage principal. Le récit, porté par un certain mysticisme et de nombreux non-dits, nous révèle parfois des éclats d’humanité brute, qui font écho même chez les âmes les plus bienveillantes.


Je crois que l’auteur joue sur cette ambiguïté, il parvient à nous connecter à un tel protagoniste, malgré tout ce qu’il a de détestable. Et si vous avez le cuir assez épais pour vous lancer dans une lecture aussi sombre, allez-y sans hésiter.


Et puis il y a cette fameuse "terre" du titre, omniprésente sans jamais être nommée de front. La terre, c’est la tombe, bien sûr, mais c’est aussi la matrice. C’est ce qui avale et ce qui nourrit. C’est le lieu des morts, mais aussi celui d’où tout renaît. Dans le livre, elle devient presque un personnage en soi, sale, collante, familière. Elle garde la trace de tout, les pas, les corps, les crimes. Elle relie les vivants et les morts, et à force de la fouler, le narrateur finit par s’y confondre. Comme si, au fond, les noces de terre n’étaient pas seulement un rituel macabre, mais une union définitive entre l’homme et ce qu’il a détruit. Comme une ode à la vie d'un homme rejeté par la vie?

J’ai adoré, mais je crois qu’après une telle lecture, j’ai besoin de quelque chose de beaucoup plus doux, voire enfantin, pour me sortir de ces ténèbres.

KumaCreep
9
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le 5 oct. 2025

Critique lue 19 fois

KumaCreep

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