Le jour où Wyatt Earp rencontra M. Spock.

Richard Bachman est mort depuis quelques temps, désormais, ce qui n'empêche pas Stephen King de plaisanter avec son alter ego en ressortant des manuscrits jetés à la poubelle (parallèle peu subtil avec l'avènerment de son premier roman "Carrie", que sa femme Tabitha ressortit des détritus) et publiés à titre posthume. On pourrait trouver ça un peu lourdingue, comme plaisanterie, mais ce serait tout de même mal connaître le vieux conteur du Maine qui s'en sert pour procéder une fois de plus à une nouvelle expérimentation: on pourrait appeler ça "un diptyque de romans synchrones alternatifs". Mais ça ne veut rien dire, c'est complexe comme expression, ça sert à rien mais au moins rend justice au concept: l'idée de Stephen King n'est pas gratuite et plutôt compliquée. On part d'une base lointaine commune: un démon (?), ou du moins une entité nommée Tak prend possession d'un humain. Et de cette base, on construit deux romans singulièrement différents, "Désolation" et "Les Régulateurs", empruntant les mêmes noms de personnages et de lieux, sauf que rien n'est vraiment semblable. Cela ressemble beaucoup au concept de réalités alternatives vu dans les comics, par exemple, ou tout est pareil en étant complètement différent.
On a donc ici dans les mains "Les Régulateurs", pendant "sombre" de ce dyptique. Et d'ores et déjà, il me faut souligner un point: je n'aimais pas trop cette caractéristique, pour la simple et bonne raison que j'ai toujours trouvé ce Bachman un peu grostesque. Si de bons ouvrages sont sortis de la tête de cet alter ego, il reste pour moi un Stephen King poussé à la caricature. Le style est "censé" être plus sombre, plus noir, plus cru, plus brutal... Il n'en est rien. Dans chaque roman, on y retrouve purement et simplement un Stephen King se poussant lui-même à l'excès, et nous livrant tristement des bouquins déséquilibrés. Mais j'y reviendrai.
"Les régulateurs" mettent donc en place Poplar Street, rue absolument banale de l'amérique moyenne résidentielle, où se cotoient retraités afro-américains apréciés du voisinage, écrivain en perte d'inspiration venu chercher une sorte de rédemption, mère seule avec deux gosses, un livreur de journaux fendard, un vétérinaire à la retraite, un petit commerce... Bref, vous prenez ce cadre rassurant, classique et vous ajoutez Tak, donc, un esprit de l'ancien temps que l'on a bien du mal à caractériser, possédant le corps d'un gamin autiste adorable à l'esprit surpuissant, sorte de catalyseur de tout le vice de Tak, élevé par sa tante, et fan hardcore de la télévision, en particulier un film western et une série de dessins animés plutôt violente.
"Les Régulateurs", c'est donc un roman purement kingien, avec une intrigue comme on les aime, bien ficelée et mêlant terreur et fascination. Commençons par les grandes qualités de ce bouquin. Tout d'abord, tout le début du bouquin, j'entends par là la description de Poplar Street et ses habitants puis le basculement de cette journée d'été mollassonne dans l'horreur est parfaitement exécuté. C'est juste délicieux, même si un peu classique de la part de Stephen King. On se prend vite d'intérêt pour ces personnages rendus réels avec une facilité déconcertante. Et il faut bien avouer que l'arrivée des VACES est glaçante, si décalée que le lecteur n'en lâchera plus son bouquin.
Dé même, le récit est entrecoupé sur tout son cours par des extraits du journal d'Audrey (la tante de Seth Garin, l'autiste possédé), et c'est toujours du très bon. Toutes ces précisions sur le passé de Tak, et de Seth sont géniales. On trouvera globalement l'idée d'un enfant autiste à l'esprit surpuissant possédé par un démon vieux de la nuit des temps globalement très bonne, très convaincante, et la dénonciation de l'ère télévisuelle faite avec une aisance très plaisante. King n'est pas gratuit dans son propos.
Ce qu'on ne peut pas dire de la forme de son récit, complètement déséquilibrée, parfois même infecte. Je m'explique. Le premier problème réside dans le rythme de cette histoire. Le début du livre est juste excellent. Puis on tombe dans un creux de l'histoire, où clairement l'on sent que King est dans un cul-de-sac narratif, n'ayant rien d'autre à proposer qu'un dénouement, mais n'ayant pas envie de faire un livre de 150 pages. Il glisse donc des éléments de compréhension de l'histoire (il renforce le mythe des régulateurs et des motoKops) excellents, mais ponctuant malheureusement un récit où il ne se passe pas grand-chose de plus qu'au début du bouquin. Puis on regagne petit à petit de l'intérêt jusqu'à la fin du roman qui est, je trouve, sérieusement décevante. Tant pis.
Cette impression d'avoir un matériau de base excellent, mais étiré sur plus de quatre cent pages inutilement, ne m'a pas quitté et m'a fait comprendre la remarque de certains lecteurs sur SensCritique qui accusait "Les Régulateurs" d'être un brouillon allongé à la va-vite en roman. Une autre caractéristique du livre peut renforcer cette idée, et rejoint ce que je reprochais globalement à l'identité d'auteur de Richard Bachman. C'est cette avalanche de gore et de morts toutes plus horribles les unes que les autres. Que l'on ne ménage pas les protagonistes d'une histoire, je dis oui, j'ai toujours beaucoup apprécié les récits où n'importe qui peut mourir d'une seconde à l'autre (les récits "réalistes" même dans le domaine de l'imaginaire, les héros n'étant pas affublés d'une immunité due à leur statut et les empêchant de mourir). Mais là, il faut arrêter le délire. C'est inutile de tuer des personnages à la pelle, surtout lorsque l'on prend un temps aussi long à les décrire. A quoi sert ce déluge de morts? Pas à grand-chose, au fond, puisque trèsz vite le lecteur perd son identification à tous les personnages. Dommage.
Et que dire de ce gore, donc? Où est l'utilité dans cette matière grise qui se projette contre les murs, l'utilité des litres d'hémoglobine au sol? Rien, à part une fois de plus décrédibiliser le récit. La violence, oui, elle est importante dans cette histoire. C'est elle qui glace le lecteur au début du livre. Elle est même obligatoire, que ce soit dans cette destruction de la télévision-idôle ou dans la mort des personnages. Mais bon, il y a des limites quoi. Faut arrêter le délire, on s'en branle d'avoir un oeil qui sort de l'orbite toutes les deux pages. King, quand il revêt le masque de Bachman, a tendance à dévaluer la violence insidieuse, posée par une écriture maitresse de son récit vis-à-vis de la violence graphique qui elle est facile, gratuite. C'est même assez amusant de se dire que Stephen King, dans "Anatomie de l'Horreur", décrit différents stades de subtilité dans l'horreur, avouant qu'il emprunte dans chacun de ces stades mais que bien sûr, l'horreur viscérale, non-décrite, est la plus belle car la plus complexe à atteindre. Et le voilà qui se complait dans le gore et la répugnance la plus absolue dans "Les Régulateurs". Bof, Stephen, bof.
Il en reste que "Les Régulateurs" n'est pas un mauvais livre, et qu'il sera même plutôt divertissant. Mais il faut absolument regretter cette histoire confuse, qui aurait pu être grandiose entre les mains d'un Stephen King plus attentionné. Lire ce bouquin peut être tout de même une expérience très sympathique, surtout en parallèle de la lecture de "Désolation", livre faux-jumeau. Je vais d'ailleurs le lire prochainement.
Wazlib
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le 10 mai 2015

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