Oh non Madame, on ne s’ennuie pas à la lecture de ce livre.
Encore faut-il s’ouvrir à l’Histoire de l’Espagne.
Encore faut-il s’ouvrir aux "vérités" qui ne sont pas les siennes.
Encore faut-il tolérer de comprendre ce que l’on refuse d’entendre.
Encore faut-il tolérer d’admettre l’intolérable…

« Les Sacrifiés », le roman de Sylvie Le Bihan – parce qu’il s’agit d’un roman – mêle personnages réels et personnages fictifs, entre Séville, Madrid, New York et Paris, de 1925 à 2000, soixante-quinze ans de la vie d’un jeune gitan andalou.

Sylvie Le Bihan est née en 1965 à Nice, c’est une écrivaine française. Elle étudie le droit administratif à l'Institut d'études politiques de Strasbourg (1983-1987) et est titulaire d'une maîtrise de science politique à l'université des Sciences et Technologies de Lille (1996-1997).
Après un passage chez Elf Aquitaine à la direction de la communication et dans le groupe Auchan, elle part à Londres pour être « chasseuse de têtes » dans la finance. Elle passe 14 ans entre Londres et New York.
Depuis 2004, elle est responsable des projets des restaurants Pierre Gagnaire (son mari depuis 2007) à l'étranger.
« Les Sacrifiés » est son cinquième roman.

Sylvie Le Bihan a mis huit ans. Huit années de recherches et d'écriture pour retracer l'effervescence artistique sans pareille qui, de Salvador Dali à Pablo Picasso, de Federico Garcia Lorca à Louis Buñuel, fit les grandes heures de la scène madrilène. Pour ce faire elle choisit de suivre un jeune gitan de 15 ans, Juan Ortega. Qui, en quittant son Andalousie natale, va devenir le cuisinier d'un matador haut en couleur, Ignacio Sánchez Mejías, une célébrité de l'époque (né à Séville en 1891 et mort dans l’arène en 1934).
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ignacio_S%C3%A1nchez_Mej%C3%ADas
Qui, sans tarder, va prendre Juan sous son aile.

Prémonition ? Voilà qu’aujourd’hui, en France, il est question d’interdire les corridas… Et voilà que pendant toute la première partie du livre on parle beaucoup de corrida… Plane l’ombre de José Gómez Ortega dit « Joselito »,
https://fr.wikipedia.org/wiki/Joselito_(Jos%C3%A9_G%C3%B3mez_Ortega)
Célèbre matador, né en 1895 à Gelves dans la province de Séville, et mort dans l’arène à 25 ans.

Le jeune Juan Ortega (fil rouge du roman) a donc 15 ans en 1925, lorsque débute l’histoire et entre au service d’Ignacio (qui en a alors 34). Attendez, ça se complique… Ignacio à épousé Lola Gomez Ortega, la sœur de Joselito et cousine de Juan, et toujours inconsolable cinq ans après le décès de son frère, lequel était fiancé à la belle et fougueuse danseuse andalouse Encarnación (Encarnación López Júlvez) dite « La Argentinita » qui a su trouver du réconfort dans les bras d’Ignacio en devenant sa maîtresse… Alors, évidemment Sylvie (Le Bihan) ne pouvait pas ne pas épicer son histoire en faisant en sorte que Juan, au premier regard, tombe fou amoureux de Encarnación, l’amante de son bienfaiteur (et dont la jeune sœur, Carmen, se morfond d’amour pour le jeune Juan, indifférent) … On se croirait dans une comédie de boulevard, sauf que…

Coïncidence ou pas, on reparle aujourd’hui d’interdire les corridas, en France. Et il en est beaucoup question dans ce livre (des corridas). Évidemment puisqu’il est beaucoup question de matadors ! QUELLE HORREUR !!! Grande levée de boucliers de la part des détracteurs qui, comme tous détracteurs qui se respectent n’ont jamais vu ce pourquoi ils sont contre.
J’en ai entendu parlé par quelqu’un qui n’en a jamais vu non plus et ça me suffit !Disons-le tout de suite, je suis pour… l’arrêt de ce genre de spectacle, pour différentes raisons.

La première est que j’ai assisté, il y a fort longtemps, à des corridas. Alors que ce n’est pas du tout ma culture, mais davantage celle de ma belle-famille, du Sud-Ouest de la France. Ainsi je me souviens de quelques noms comme Paco Camino, Luis Miguel Dominguín dont l’élégance m’a frappé, ou El Cordobés ce fou furieux, qui enflammait les arènes par une bravoure plus proche de l’intrépidité excessive que du beau geste (il disait lui-même "faire des trucs" avec le taureau) … mais je reconnais qu’il m'a subjugué au point que je me suis retrouvé hurlant avec la foule, et qu’il m’a fallu 24 ou 48 heures pour réaliser que j’avais perdu tout contrôle.
Était-ce le matador ou la foule qui m’aveuglait ?
Peu importe. C’est un état détestable que je hais, qui, certainement, fait le bonheur de tout supporter normalement constitué, mais qui m’est intolérable.

La deuxième raison, bien sûr, est la cause animale.
Un spectacle où l’on n’a d’yeux que pour le courage et la hardiesse du torero, son insolente témérité devant la force brute du taureau dix fois plus puissant que lui. Oublié le travail des picadors qui laisse des plaies béantes sur l’échine de l’animal. Oubliées les banderilles qui pendent, accrochées au dos de la bête, dans un flot de sang. C’est un fauve de combat ! C’est un fauve que l’on blesse atrocement pour le diminuer, l’affaiblir, lui faire baisser la tête, pour lui donner plus facilement l’estocade. Et pendant ce temps, on "l’amuse", avec des passes compliquées, pour qu’il charge un leurre et s’affaiblisse plus encore sous les soubresauts des banderilles qui lui déchirent la chair. Il arrive même, parfois, que du sang se mêle à la bave de la bête, aveuglée de souffrances. Mais la foule en liesse ne voit que l’homme qui évite de justesse les cornes furieuses. Ou, comble de l’exultation, l’homme, à genou, le dos tourné à l’animal exténué et incapable d’attaquer dans cette position…
Spectacle sanguinaire s’il en est, fait pour la jouissance des hommes et, soyons honnêtes, pour le frisson – crainte/plaisir – de la secrète attente du coup de corne qui enverra le torero à l’hôpital. C’est ce même frisson qui faisait accourir les spectateurs en place de Grève, les jours d’exécution.

Et qu’en disent les personnages ?
En voyage à New York, Ignacio et Juan sortent d’un restaurant où ils ont parlé à un couple d’américains. Ignacio, furieux s’adresse à Juan : « Je n’en peux plus de ces hypocrites ! Tu as vu comme elle nous a serrés dans ses bras même si on la connaissait à peine ? Et puis son air outré quand on a parlé tauromachie alors que son mari est un boucher plein de fric qui extermine des milliers de bêtes élevées dans des conditions inacceptables ? […] Bientôt on aura ces hamburgers dégueulasses à Madrid, à Barcelone et à Séville. On les avalera avec leurs milk-shakes et leur Coca-Cola… Et c’est nous qu’ils traitent de sauvages ? Et la grosse vache, quand elle m’a dit que la corrida était cruelle ? J’ai failli m’étouffer ! Son mari venait de nous expliquer comment il comptait révolutionner l’élevage des bovins et des porcs sur le modèle des chaînes de montage automobile ! Tu as remarqué ? À aucun moment il n’a parlé des conditions de vie de ses bêtes. Il s’en fout ! Ce qui l’intéresse, lui, c’est le rendement, l’efficacité, le calibrage ! »
Puis, toujours en colère : « Et elle, avec ses cheveux gonflés comme un Zeppelin, qui verse sa petite larme en pensant aux taureaux de combat qui ont un hectare à eux seuls, vivent en liberté et dans le respect pendant plus de six ans, et non parqués les uns contre les autres pour être tués au bout d’un an ! Tu vois, la souffrance quotidienne de ces millions de bêtes me révulse. »

Et les végétariens et autres végans, qu’en disent-ils ?
Cessons de tuer des animaux, que ce soit pour notre plaisir ou pour se nourrir. Cessons de manger de la viande !
Bon, je veux bien, mais on se nourrit comment, avec des cailloux ? De l’air du temps ? Par photosynthèse ?
Ne me dites pas que vous allez arracher des plantes ? Les tailler en petits morceaux ? Les faire bouillir ? Pire, les manger tout crus, encore vivants ?
Que l’élevage intensif est condamnable, mais que la culture intensive est inévitable…
Renseignez-vous, vous verrez que de plus en plus les biologistes et autres botanistes démontrent que les plantes ne sont pas les êtres vivants aussi passifs qu’on a bien voulu croire, bien sûr, jusqu’à présent, on n’a jamais entendu une carotte hurler de douleur lorsqu’on l’arrachait de son carré de culture… mais lisez-donc les ouvrages de vulgarisation sur ce sujet, vous risquerez d’être surpris.
Comme, par exemple, « L’intelligence des plantes » de Stéfano Mancuso,
https://old.senscritique.com/livre/L_intelligence_des_plantes/32083092
Ou « Dans la peau d’un arbre » de Catherine Lenne,
https://old.senscritique.com/livre/dans_la_peau_d_un_arbre/44864372
Vous y verrez combien les plantes sont sensibles, communiquent entre elles, s’avertissent des agressions et réagissent.

Alors ?

Alors, pour comprendre le toréro, à défaut de l’approuver, écoutons la confidence d’Ignacio, alors qu’il a renoncé à l’arène depuis quelques années et qu’il s’ennuie :
« Je veux retrouver la jouissance du drame. Frôler le corps du taureau. Me mouiller de son sang. Éprouver sa première course, quand il sort du toril, quand je l’observe de derrière le burladero et me demande s’il plantera ses cornes dans ma chair ou si je transpercerai la sienne de ma lance. Je veux sentir son souffle et entendre le bruit de sa charge. »

Et ce retour sur la plaza de toros lui coûtera la vie, mais c’est celle qu’il voulait vivre et qui fera dire à son ami et poète Federico García Lorca dans son célèbre "LLanto por Ignacio Sánchez Mejías" :

« A cinq heures du soir
C’était juste cinq heures du soir.
Un enfant porta le drap blanc
à cinq heures du soir.


Nul ne te connaît plus. Non. Mais je te chante.
Je chante pour plus tard ta silhouette et ta grâce.
L’insigne maturité de ta connaissance,
Ton appétit de mort et le goût de sa bouche.
La tristesse qu’éprouvera ta vaillante allégresse.

De longtemps ne naîtra, si toutefois il naît,
Un Andalou si clair, si riche d’aventures,
Je chante son élégance en des mots qui gémissent,
Et me rappelle une brise triste dans les oliviers.
»


Si aujourd’hui on se heurte à une intolérance et une incompréhension sourde entre pro et anti-corrida, à l’époque, dans les années 1930, en Espagne, sous le joug d’une culture catholique ultra-conservatrice, on retrouvait la même haine et répulsion vis-à-vis des homosexuels et des intellectuels de gauche. Haine et intolérance d’autant plus marquée que l’on s’éloignait de la capitale « Madrid n’était pas l’Espagne ».
Je serais curieux de connaître le fond de pensée de mes concitoyens, aujourd’hui, sans hypocrisie, sur ce sujet, malgré tous les mouvements LGBT, donneurs de bonne conscience… Les mentalités ont-elles vraiment changé en un siècle ?
En 1936, l’échec de la jeune République d’Espagne – et de la gauche républicaine – ouvre la porte à la guerre d’Espagne, au général Franco et à la droite traditionaliste.
À la fois homosexuel et intellectuel de gauche, rejeté par tous, le poète Federico García Lorca sera arrêté par les phalanges franquistes et exécuté sommairement le 19 août 1936.
Bien sûr Sylvie n’y était pas, mais elle a imaginé une belle fin pour un poète : « Alors que les premiers chants d’oiseaux montaient de la vallée, il tomba, emportant avec lui l’ultime vers. Avant de fermer les yeux pour une nuit éternelle, il sourit à l’idée qu’il resterait lui-même et que, des années plus tard, lorsque ses vers seraient lus à haute voix, on y entendrait sûrement le chant des oiseaux. »

Ce livre, recommandé dans un magazine (Version Fémina du 30/10/22), par ses références à l’Espagne, avait provoqué une irrésistible envie de lecture chez mon épouse, biberonnée de culture hispanique dès le plus jeune âge. Elle l’a lu en moins de 48 heures sans parvenir à cacher son émotion. « Et la fin !!!… » – Chut, ne me raconte pas, je vais le lire !

Alors j’ai imaginé ce qui pouvait advenir… Guerre civile ?… Franco ?… Persécutions ?… 39-45 ?… Etc.

Bon, et bien, laissons les horreurs de la guerre de déchaîner, et arrêtons ce commentaire sur un chant d’oiseaux

Non, Madame, on ne s’ennuie pas à la lecture de ce livre… mais, franchement, « La fin » tombe dans la comédie de boulevard (promise) "branquignolesque"… Documentée mais pas des plus légères, madame Le Bihan !

NOTA : Quelques citations dans la liste Q – FRAGMENTS

Philou33
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le 26 nov. 2022

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Philou33

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