Lolita
7.9
Lolita

livre de Vladimir Nabokov (1955)

Ma première lecture de Lolita remonte à presque dix ans. Ces derniers mois, notamment suite à l’affaire Matzneff, mais aussi à l’éternel retour du cas Polanski dans les débats intellectuels, ce roman est encore une fois revenu au cœur des débats. Il n’y a pourtant rien de comparable entre Matzneff, Polanski et Nabokov, puisque Nabokov n’est pas un criminel : sa vie bourgeoise semble un parfait exemple bonne morale voire, diront les plus chagrins, d’étrange conformisme, quand on observe par la suite son œuvre. De plus, Nabokov ne parle pas de sa propre expérience ; il n’y a rien d’autobiographique ici, au sens où la vie de l’auteur et la vie du narrateur se situent dans des plans qui n’ont rien à voir ; contrairement à Matzneff, dont les romans sont tirés de son expérience personnelle, et dont les livres les plus lus sont en fait les journaux. Si on les associe, c’est parce qu’il est question d’abus sexuels dans les cas ; mais sur deux plans différents. La plus grande différence entre les deux étant néanmoins le peu d’intérêt des romans de Matzneff : sa prose est aussi navrante que celle de Françoise Sagan ; il fait partie de la clique des écrivains pour lecteurs de Paris-Match.


L’œuvre de Nabokov nous irrite parce qu’elle ne se résume pas à une seule lecture. Nabokov est un écrivain moderniste : j’ai dit ailleurs qu’il était pour moi une réunion stylistique entre Virginia Woolf et Marcel Proust. (Dans ma tête, Woolf se marie à Proust, et enfante Nabokov, et nous voilà avec une belle Sainte Famille du 20e siècle.) Il nous met dans l’état d’esprit du criminel, qui d’ailleurs s’adresse à son jury d’assises : nous sommes donc bien, nous lecteurs, mis en position de jugement moral. Mais, pour moi, le jugement est simple : Humbert Humbert est une saloperie, et le livre va nous décrire l’esprit de cette saloperie. Nous sommes quand même capables, depuis longtemps, d’apprécier les antihéros sans les vénérer et, justement, en pouvant les critiquer. C’est d’autant plus facile que la séparation entre auteur et narrateur est nette. Nabokov choisit la narration interne, non pour nous faire ressentir de l’empathie pour son narrateur, mais justement pour réaliser un tour de force stylistique : faire une narration interne avec un personnage dont tous les entrelacs intellectuels nous paraîtront à vomir. Albert Camus avait déjà fait cela avec brio dans L’Etranger : une narration interne dérangeante. Nabokov reprend ce tour de force, avec évidemment des enjeux et un style entièrement différents.


Ce n’est cependant pas un livre moral, au sens où il donnerait une leçon quelconque. Il ne donne pas non plus de leçon sur l’état de la société, ou l’état intellectuel : il suffit d’ouvrir un volume de Littératures, du même auteur que Lolita, pour voir la haine qu’il portait à Dostoïevski ou à Thomas Mann, ces écrivains qui tentent dans leurs romans de dresser un état de la vie intellectuelle, et donnent un avis « engagés » sur la direction à prendre à ce niveau. En revanche, c’est un livre sur un fait de société : les abus sexuels. Et, dans ce contexte, ce qui me frappe, à la relecture, n’est pas du tout le côté provocateur de l’œuvre, son aspect « attaque contre la morale acquise ». Je fais une hypothèse de lecture assez simple, mais que je n’ai vu faite nulle part ailleurs : il s’agit d’un compte-rendu, vu par le criminel, de la manière dont se perpétuent les abus sexuels. La compréhension qu’on doit en avoir est corsée par le fait qu’on doit aussi voir ce que ne dit pas le narrateur, mais, en fait, ce même narrateur est tout à fait conscient et lucide sur son statut de criminel vis-à-vis de Lolita.


En effet, la critique féministe et les analyses sociologiques répètent, depuis bon nombre d’années, que le cas typique d’abus sexuel n’est pas celui commis par un inconnu, le pédophile ou le violeur qui fait la Une des journaux, mais bien l’abus commis dans la cellule familiale. Nabokov, dans l’Amérique puritaine des années 1950, met au jour un phénomène sociologique encore difficile à assumer de nos jours : la famille est le lieu privilégié pour la violence sexuelle. L’une des phrases-clefs pour comprendre cette emprise est la dernière de la première partie, au moment où Lolita se « réconcilie » avec le narrateur : « Elle n’avait, voyez-vous, absolument nulle part où aller. » Il est évident dans tout l’ouvrage que Lolita veut s’en aller, fuir ce pervers d’Humbert, et elle y arrivera finalement ; mais, avant cela, elle subit, elle reste, parce qu’elle ne peut que rester. On voit bien ici la réponse à tous ceux qui disent que « les victimes d’abus sexuels auraient pu partir » : c’est faux. On voit bien aussi la réponse à ceux qui, comme l’infâme Bernard Pivot, heureusement remis à sa place par Nabokov lors d’un fameux entretien d’Apostrophes, voient dans Lolita une aguicheuse, une fille perverse ; Nabokov redit l’évidence : Lolita est une pauvre fille martyrisée par un pervers. Ceux qui voient Lolita comme perverse sont les vrais pervers ; avoir le même regard qu’Humbert sur Lolita est très clairement signe de dérangement, et n’est aucunement permis par le dispositif du livre.


Contrairement à une opinion répandue, je ne pense pas du tout que l’ampoule du style de Nabokov soit là pour magnifier la perversion d’Humbert. Pour comprendre cela, néanmoins, il est peut-être utile d’avoir lu d’autres romans de cet auteur. Ses personnages principaux sont toujours des marginaux, demi-artistes mais surtout maniaques, dérangées, souvent à la limite de la folie. C’est évident pour Pnine (dans le roman éponyme), Loujine (La Défense Loujine), Krug (Brisure à senestre). Dans aucun de ces livres, le personnage n’est magnifié. Nabokov semble vouer une haine toute particulière à ses personnages principaux, voire à l’être humain en général : l’ampoule du style est alors pour deux raisons apparemment contradictoire : 1/ Faire une belle œuvre d’art, ce qui semble la seule option possible dans un monde aussi dégueulasse. 2/Accentuer les défauts des personnages. Vous trouvez que la prose d’Humbert est parfois étouffante ? C’est parce qu’il est étouffant ! Même dans ses romans à la troisième personne, Nabokov pousse souvent l’enflure du style jusqu’à l’absurde, par pur jeu moderniste. Ici, l’enflure est poussée pour nous Humbert plus insupportable. Le moment où l’on passe de la beauté du style à l’enflure grotesque est néanmoins souvent difficile à percevoir ; Nabokov emprunte cette ironie à Flaubert, que d’ailleurs Humbert cite avec une emphase ironique au début de la deuxième partie. C’est là un autre tour de force, après la narration interne sans empathie : l’ironie flottante, qui peut se porter sur tout ou seulement sur des parties, et reste difficile à interpréter dans les détails, cela pour une raison très claire : alors que chez Flaubert, l’ironie gît surtout dans la présence du discours indirect libre, nous sommes ici dans une narration interne : Humbert est ainsi parfois lui-même ironique ! Je prends l’exemple du premier chapitre de la Deuxième Partie, avec l’anaphore de « Nous connûmes ». « Nous connûmes [en français dans le texte] –pour emprunter une intonation flaubertienne- les cottages en pierre... » / « Nous connûmes (ceci est d’une royale drôlerie) la fallacieuse séduction ... » Quatre niveaux de lecture :
1/ C’est très beau. Humbert est un esthète.
2/ Humbert est ironique, il évoque en effet la « royale drôlerie ». C’est un esthète qui se moque de l’esthétisation du réel. Quel double génie !
3/ Humbert est un gros lourd. Le fait qu’il se rende compte de son outrance ne la justifie pas. Il se fait lui-même passer pour un esthète en faisant de l’ironie sur l’esthétisation : il se met encore une fois en valeur. Manière typique d’agir des pervers narcissiques.
4/ C’est à la fois beau, ironique et dérangeant. Certes, il y a de la beauté dans sa description des motels américains. Certes, Humbert est capable d’une ironie qui le rendrait sympathique à table, s’il n’était pas par ailleurs criminel. Mais surtout, il montre une manière typique de penser et d’agir du pervers : encore une fois, pas d’empathie pour lui. Vous devez à la fois trouver cela beau et trouver cela lourd, vous devez à la fois considérer la valeur intellectuel d’Humbert et le haïr.


C’est à ce quatrième niveau qu’il faut se hisser. Nous sommes là au cœur de ce qu’on pourrait appeler le « modernisme » en roman : il y a un sens net, mais ce sens est multiple. Multiple, cela ne veut pas dire, comme le veulent les fades interprétations, qu’ « on ne peut pas dire si Humbert est coupable ou non ». Bien sûr qu’Humbert est coupable ! On ne peut pas dire non plus que sa perversion est magnifiée, non : ce qu’il écrit doit à la fois vous intéresser et vous déranger. Ce dont il s’agit, plus profondément, c’est de mettre à jour les discours qui entourent la perversion. Quand Humbert se réclame de Poe et de Dante, il ne faut pas du tout aller au premier degré, mais voir comment Humbert (et non pas Nabokov !) magnifie son propre acte.


Une dernière chose : une bonne partie des mauvaises interprétations sur l’œuvre vient du film de Kubrick. Dans ce film, les mécanismes narratifs internes, la critique interne des discours, ne peuvent évidemment pas être présents. Lolita s’y retrouve sexualisée non pas dans le regard d’Humbert, mais objectivement à l’écran. La perversion n’est plus dans l’œil du pervers, mais rendue réelle. Le fait que ce soit une fille de seize ans, chez Kubrick, au lieu de douze chez Nabokov, rend l’abus sexuel finalement plus justifié : elle est plus grande, plus responsable. Chez Nabokov, non. Rappelez-vous que Lolita a douze ans : à quel moment quelqu’un a-t-il pu lire ce livre en se disant « Lolita est une perverse ? » Mettre Lolita a douze ans, c’est empêcher toute lecture justificatrice d’Humbert. Seize ans, à la limite ... Mais douze ! Le film de Kubrick (qui est lui aussi un grand film ... la scène d’entrée est une des plus belles de l’histoire du cinéma) est moralement attaquable ; pas le livre de Nabokov. Et, vous savez quoi ? Nabokov a haï le film de Kubrick.


Je me permets de résumer mon propos, pour qu’il soit bien net :
1. Ceci roman n’est aucunement comparable aux cas d’abus sexuels commis par des artistes, puisque Nabokov ne fut aucunement un criminel sexuel.
2. L’œuvre de Nabokov ne se comprend que dans le contexte du modernisme littéraire.
3. La multiplicité des niveaux de lecture n’entraîne pas la possibilité d’une lecture qui voudrait donner de l’empathie ou des justifications pour Humbert.
4. Nabokov hait ses personnages principaux, en particulier dans celui-ci.
5. L’œuvre cherche à montrer comment le narrateur magnifie son propre acte ; l’auteur est là pour mettre en scène ce processus, mais pas pour le soutenir, plutôt pour le dénoncer.
6. Le film de Kubrick fait tordre l’interprétation vers une perversion de Lolita ; or, dans le livre, et Nabokov insiste dessus en entretien, Lolita n’est pas perverse, seul le regard d’Humbert voit chez elle de la perversion.
7. Lisez ce livre.

Créée

le 11 avr. 2020

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