Au fil de ses publications, qu'il consacre la plupart du temps à des auteurs américains jamais traduits chez nous, c'est comme si l'éditeur Monsieur Toussaint Louverture voulait se faire le porte-parole de tous ces gens qui se cherchent une identité sans jamais la trouver. Le Mailman du titre de ce roman de J. Robert Lennon est un personnage marginalisé, hanté de multiples névroses qui le rapprochent autant d'un Karoo (le scénariste loqueteux du roman éponyme) que d'un Cook (le protagoniste légèrement antisocial du "Linguiste était presque parfait") ou d'un Lee (celui, introverti et perdu, de "Et quelquefois j'ai comme une grande idée"). On y retrouve, en grande partie, les mêmes interrogations, les mêmes obsessions, les mêmes pulsions inassouvies, par-dessus tout la même inquiétude fondamentale de comprendre qui on est vraiment au fond de soi... et, pas de surprise : à en croire J. Robert Lennon, tout comme pour Steve Tesich, David Carkeet ou Ken Kesey avant lui, la réponse à cette question impossible est à chercher dans un dense enchevêtrement de frustrations, de peurs et de doutes. Dans Mailman, on suit les aventures d'un facteur quinquagénaire souffrant d'une montagne de problèmes, dont le plus terrible est cette incapacité chronique à se connaître, qui vit et voit les choses d'une manière telle qu'il ne semble y avoir que la mort au bout du chemin. Le bouquin, récent ("seulement" dix ans), est résolument punk, doté d'un humour glacé qui rappelle beaucoup Steve Tesich, en plus acide, plus désarticulé, plus dérangeant. J. Robert Lennon navigue à vue, s'attardant sur des anecdotes amusantes à première vue, terrifiantes à la deuxième, où le personnage s'inflige le plus souvent des outrages terribles, comme mû par une force intérieure sombre s'acharnant à lui rendre la vie impossible.
On pense donc à Tesich, on pense aussi, plus étonnant, à nos Kervern et Delépine nationaux (les films Aaltra, Avida, Louise-Michel), qui ont une manière pas si éloignée de tirer le portrait de ces pauvres gusses condamnés à être à côté de leurs pompes. Mailman, loqueteux, parano, en proie à des hallucinations où il est pris en chasse par son propre cœur (!), est aussi un bonhomme curieux des autres, qui se construit par rapport à ce qu'il sait d'eux et par rapport à ce qu'il imagine qu'ils pensent d'eux. On le voit se débattre dans un quotidien morose, harcelé par des supérieurs vindicatifs, embringué dans des histoires d'amour à l'issue sordide, où le plus petit problème prend des proportions dantesques, et où le plus gros devient paradoxalement invisible. La façon que l'auteur a de s'attarder sur des scènes a priori insignifiantes finit par créer un malaise, par nous faire rentrer dans la tête de son personnage qui se construit des problèmes existentiels à partir d'un simple pain aux raisins acheté dans un café ou d'un chat trop bruyant. Mailman se débat pour trouver des solutions à ses ennuis, sans jamais penser à aller à l'essentiel : pour lui, tout doit être bizarre, compliqué. L'une des grandes réussites du bouquin, c'est que tout en étant écrit à la troisième personne, il parvient à nous faire comprendre les mécanismes qui régissent le cerveau de ce personnage tragicomique jusqu'à nous faire communier avec lui.
Aussi parce que le personnage n'est pas coupable d'être fou : derrière l'humour noir, J. Robert Lennon dresse un portrait psychologique plutôt fin où les névroses sont à chercher dans l'enfance et dans l'époque, ouvertement malade et dépeinte comme telle. Souvent, il offre à Mailman un regard lucide, une sorte de désarroi profond face à l'artificialité d'une société droguée aux journaux people et aux mauvais talk-shows. Nestor, l'autre personnage du livre, bourgade de péquenauds décrite avec précision et férocité, tient parfois plus de l'antichambre de la mort que d'une communauté d'être humains, ville peuplée de gens agressifs, ville qui brûle et qui se meurt. Dès lors qu'on comprend que tout part en lambeaux autour de Mailman, peut-on toujours dire que c'est lui, le fou ? Forcément, on le voyait venir, mais J. Robert Lennon possède, derrière son humour noir et son apparent cynisme, derrière ce désespoir social à la limite du supportable, de profondes convictions humanistes. En cela, son livre est à ranger juste à côté de Karoo, avec lequel il partage un discours similaire. Ceux qui apprécient la ligne éditoriale de Monsieur Toussaint Louverture peuvent se ruer dessus sans hésiter : Mailman est un ajout harmonieux et pertinent à leur catalogue, ainsi qu'un grand roman plein de questions, de rage et de détresse intime.
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