Manazuru
6.5
Manazuru

livre de Hiromi Kawakami (2006)

Un très joli roman, mais moins maîtrisé que Les années douces

Kawakami possède d'abord une écriture qui m'intrigue et me touche beaucoup. Mais c'est pour une raison qui m'est difficile à expliquer clairement : quelque chose comme la disqualification légère de la volonté des personnages dans ses récits. Chez elle, les individus sont quelque peu sur le mode mineur : les sourires, par exemple, naissent, se profilent et disparaissent sur leur visage, mais comme des nuages dans le ciel : il n'est aucunement possible d'attribuer au ciel la volonté et le sens de ces nuages (ce n'est pas le ciel qui est nuageux : ce sont des nuages qui passent dans le ciel), comme d'épuiser le sourire dans l'individu qui l'a voulu, dans l'acte de volonté de celui-ci.

Pour être plus clair, il me semble que les personnages chez Kawakami ne sont ni actifs ni passifs, ni transparents ni tout à fait obscurs : ils sourient, mais ils sont dépassés par leur sourire ; ils sont, mais faiblement, pas tout à fait, déjà emportés par une affection différente, une idée, un geste dont ils sont en partie, c'est cela qui me touche, des spectateurs. Le courant des sentiments, le flux des émotions et des pensées circulent, tout simplement, et parfois à très vive allure : l'écriture se fait alors sans interruption, sans rythme particulier, sans discontinuité de tempo ; chez Kawakami, c'est toujours plongé dans un temps continu, très doux et légèrement suspendu, qui coule merveilleusement, que le récit avance.

Je sais que tout cela est un peu vague pour quiconque n'a pas lu l'un de ses romans, mais il y a au fond une psychologie propre à la romancière, et à mon sens très jolie et clairvoyante, dans cette manière de peindre au gré du courant tous les faits psychologiques, même les plus profonds, comme s'ils étaient simplement à la surface des choses, comme des taches d'écume sur la mer de l'individu (dans la géographie sentimentale de l'être, comme dit la quatrième de couverture). D'où souvent les hypothèses de la narratrice : "Est-ce pour cela que j'ai ressenti ainsi ? Etait-ce la raison de mon geste ?", etc. Et, le plus souvent, le manque de réponse à ces questions. Psychologie du flux, psychologie de l'inconstance.

Mais venons-en à l'histoire. Le mari d'une femme disparaît un jour, ne laissant que "Manazuru" inscrit dans son journal. Dix années se sont passées, et la narratrice effectue de temps en temps des séjours à Manazuru...
C'est dire combien le récit se concentre sur des presque rien, sur le quotidien d'une femme, devenue mère, fréquentant depuis un autre homme, et sur les allers et venues et les atermoiements de ses sentiments.

Kawakami excelle clairement dans ce domaine, et c'est sur des bases assez similaires (non pas au niveau de l'intrigue mais du flottement et de la psychologie des personnages) que Les années douces ont été un roman réussi, touchant, magnifique et si proche de la vie quotidienne.
Mais je dois avouer, pour finir, une légère déception dans le cas de Manazuru. L'écriture conserve toute son émotion et sa beauté, à n'en pas douter ; mais Kawakami tente aussi d'introduire un peu de fantastique ou de délire (la "femme", que la narratrice rencontre comme un fantôme à plusieurs reprises) qui détonne, à mon goût, avec d'autres passages plus réalistes, jusqu'à frôler l'incompréhensible par moments. L'auteur me semble moins à l'aise lorsqu'il s'agit d'évoquer un phénomène pour le moins irréaliste ou inventé (genre dans lequel Murakami, au contraire, se relève plus talentueux).

Mais ce refus, tout personnel, du personnage de la "femme", et le manque de clarté qui entoure ces épisodes, n'entache en rien cette histoire très belle, marquée par l'absence et la disparition, mais moins maîtrisée, sans doute, que Les Années douces.
Preuve peut-être que Kawakami a conscience de tout cela : ces livres La brocante Nakanô et Le temps qui va, le temps qui vient me semblent renouer davantage avec un style réaliste et intimiste.
Nody
7

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le 4 juin 2011

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