Un très bon exercice de style pour faire comprendre ce qu'est un véritable écrivain, même si tel ne fut probablement pas le projet de Julien Gracq ! Réunis dans un même recueil, un journal rédigé pendant la guerre et une oeuvre de fiction, mettant en scène le lieutenant G., double de l'auteur.

Le premier texte est instructif. On y constate que, pour beaucoup de soldats, la seconde guerre mondiale ne fut pas une suite d'effroyables boucheries mais des jours à crapahuter sans tirer un coup de feu. Qui a lu La main coupée de Blaise Cendrars n'apprend pas grand chose de ce point de vue. La pagaille et l'incohérence dominent : qui a lu L'étrange défaite de Marc Bloch ne sera pas davantage surpris à ce sujet. L'étonnant dans ce journal, ce sont les sentiments positifs que décrit parfois l'auteur. Ainsi, cette insouciance, qui confine presque au bonheur, page 62 :

Personne ne songe à demander des nouvelles de la guerre. La vérité est qu'on s'en f... Complètement. Nous dormons debout et songeons à la nuit prochaine. Nous la passons dans le grenier, sur des paillasses. Ah ! quelles délices [oui, délices au féminin…] - malgré par instants des bruits d'avions vraiment par trop proches.

Ainsi, plus loin, une sorte joie, puis de sérénité qui envahit le soldat. Page 66 :

Je sens brusquement monter en moi un fou rire de gosse dans un chahut de dortoir. Toute espèce de peur s'est volatilisée. Et puis c'est bon de se retrouver tous après ces minutes - un groupe, un corps. L'idée qu'une mitraillette allemande va d'une minute à l'autre ouvrir le feu à bout portant ne nous fait ni chaud ni froid. Nous débouchons dans le Far West avec le coeur ingénu et impavide des chasseurs de chevelures.

Gracq décrit aussi la fatigue, bien sûr, née de cette errance interminable. Et le sentiment d'absurdité, voire de fausseté, comme page 126 :

J'ai bien fixé cette trogne de capitaine, gueulant par mécanique comme dans un cour de caserne, toujours sans doute en vue de la "reprise en main". Il n'y a rien derrière - rien. On se sentirait l'envie de donner un coup de pointe dedans, pour voir s'il en sortirait du son, comme à une poupée. Et c'est là ce qu'il y a d'infernal dans notre situation, déjà matériellement si pénible. Tout est faux, chacun le sent, tout est simulacre, - chacun fait "comme si". Imite les gestes, les ordres qu'il est décent de faire d'après la tradition dans une "défense héroïque". Donne l'ordre de se faire tuer sur place, d'exécuter telle mission impossible (elles le sont presque toutes, maintenant) - avec le même gonflement d'âme qu'il éprouverait à signer des paperasses dans son bureau de caserne. Puis se rendra gentiment aux Allemands dans Dunkerque, quand tous les gestes de la "défense héroïque" auront été exécutés, dans l'ordre le plus académique. (...) C'est la même gêne horrible qu'une messe dite par un prêtre athée.

Bon, tout ça est quand même pas mal non ? Mais ce sont les "meilleures feuilles" comme on dit. Beaucoup de cette première partie est rédigée dans un style télégraphique, factuel, qui finit par lasser.

Survient la deuxième partie, et tout change, car le style devient admirable. Alors que j'avais péniblement repéré deux passages à retranscrire, je dois me retenir pour ne pas en noter à chaque page. Page 168, on voit comme Gracq creuse d'avantage les sensations qu'il évoque par rapport au journal de la première partie :

(...) on vivait sans joie, on vivait le coeur un peu lourd, mais enfin on vivait comme d'habitude dans ce monde abrégé du bataillon en marche, encore pas trop inconfortable. Seulement, plus rétréci qu'il était, une espèce de resserrement crispé, irrité, se faisait d'instinct à ses frontières, dès que quelque chose menaçait d'y heurter - comme la peau qui se durcit et se cuirasse au-devant de la pointe aiguë qui la pénètre, l'esprit sentait sourdement que, même pour son nid de sécurité si blotti et si humble, l'air était maintenant plein de poignards.

Hasard des extraits retenus, on notera que la "pointe" revient dans la partie fictionnelle. Page 183, Gracq évoque les bruits de la nuit :

deux ou trois fois, on entendit partir vers l'Aa un coup de feu isolé, mais on sentait bien que personne n'avait visé : c'était plutôt une contraction nerveuse dans le corps de cette nuit qui dormait mal, comme un craquement de meuble au fond d'une maison noire. Elle était belle, cette nuit, percée d'étoiles et d'yeux ouverts [joli], avec ce bout de draperie bougeante et ravivée, mystérieusement mourante d'aurore boréale, interminablement pendue à son horizon.

Et, page 190, la sensation, pour l'armée française, d'être à nu :

La victoire aussi est une cuirasse. Comme si l'ennemi avait soufflé devant lui un grand vent, le bataillon sentait soudain toute son importante surface de peau nue, devant cette armée habillée de fer.

Et puis, cette épiphanie que seule une situation extrême peut amener, page 198 :

Le lieutenant G. ressentit, le temps d'un claquement de mèche, une impression étrange, inconnue, comme une nouvelle naissance : il sentit son corps. Vivant. Entier. Peuplé. Fragile. Soudain là ! Cerné sous ses vêtements partout à la fois d'un tact plus nu, plus frissonnant, plus éveillé, plus tendre qu'une écuyère de cirque, qu'un cowboy déshabille à coups de fouet. Comme si la gerbe de balles qui l'avait enveloppé - il s'était senti enveloppé réellement comme d'une passe éblouissante, magnétique - l'avait d'un coup éveillé sur tout son contour, modelé, caressé, cerné, d'un trait phosphorescent d'une espèce de main douce et électrique, qui en faisait lever un à un tous les poils - on eût dit qu'il sentait le bulbe de chaque poil faire jouer singulièrement ses muscles infimes : un léger fourmillement d'insectes qui eût tout à coup couru à fleur de peau - une espèce de chatouille amoureuse. Puis ce corps soulevé, secoué jusque dans ses humeurs les plus dormantes sembla refluer sur lui et le rouler comme une vague qui déferle dans une révélation énorme, effrayante, submergeante ; la certitude que ça y était. Deux ou trois branches tombèrent sur le bord de son casque sans se presser, paisibles et alanguies, comme des gouttes d'un arbre. Dix secondes - ou une minute - il resta immobile : d'une subtilité dans l'immobilité qui l'inscrirait dans le génie des minéraux, des pierres, comme si d'un bout de son corps à l'autre il n'eût plus été que suspens.

On est chez Proust ! Dans la méticulosité avec laquelle Gracq décortique les sensations. Avec un autre langage, certes (on ne trouve ni cowboy ni main électrique chez le petit Marcel...), mais d'une même démarche stylistique.

Dans l'une et l'autre partie, un soldat allemand est blessé et traité avec beaucoup d'humanité. Au point de perdre rapidement de vue, pour ce dernier, sa condition d'ennemi. Page 242 :

Ce qui était terriblement gênant, c'est que l'Allemand dans cet attroupement compact n'avait d'yeux que pour les deux hommes qui lui avaient tiré dessus, semblait ne plus rien attendre que d'eux - on se sentait comme devant un chien qui lèche la main qui vient de le fouetter - il les regardait avec une espèce d'avidité humble ; dès qu'il les perdait de vue, il avait l'air de se sentir dans le dernier abandon. (...) Ce prisonnier mourant, c'était aussi insupportable à regarder, aussi démuni, aussi pitoyablement infirme qu'une bête estropiée.

Une langue riche, exigeante, qui donne toute sa mesure dans la partie roman. Comme le nénuphar s'épanouit dans la vase, l'écrivain fait jaillir la beauté des plus abjectes situations.

7,5

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 31 juil. 2023

Critique lue 6 fois

Jduvi

Écrit par

Critique lue 6 fois

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

16 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

15 j'aime

3