« Marseille.73 », de Dominique Manotti : les racines de la haine

Je découvre Dominique Manotti avec ce livre et c’est un coup de foudre ! Une conclusion s’impose : comment ai-je pu passer à côté de cette écrivaine pendant tout ce temps ? Associée à une évidence : j’ai maintenant du pain sur la planche pour rattraper mon retard, mais ce n’est pas pour me déplaire… Chouette ! Une nouvelle galaxie à explorer !


J’aime son style simple et efficace. La recherche du mot juste. Souvent, quand je lis, et c’est certainement une déformation professionnelle (ou plutôt semi-professionnelle, restons modeste…), certains termes me sautent aux yeux et je me dis qu’un autre aurait été plus pertinent. Ou bien encore que telle phrase aurait mérité d’être allégée. Ici, rien de tout ça. L’expression coule de source et se met au service des sujets abordés pour construire un récit qui peut se dévorer d’une traite. En levant le nez de ces pages, j’ai eu le sentiment d’avoir rencontré une plume aboutie, au sommet de son art.


Qu’en est-il de l’histoire ? Là encore, en quelques mots, j’ai été téléporté dans la ville de Marseille en 1973. D’abord, un court prologue campe bien la situation précaire des immigrés, dans le sud de la France, en ce début des années soixante-dix. Une circulaire durcit les conditions de séjours et des milliers de travailleurs étrangers deviennent d’un coup des clandestins expulsables du jour au lendemain. Les mouvements d’extrême droite en profitent pour donner de la voix et exiger la fin « de l’immigration sauvage ». À Grasse, une manifestation de sans-papiers proteste contre cette évolution réglementaire. Elle est réprimée dans la violence, avec la bénédiction des élus locaux qui parlent déjà « d’invasion ». Sur cette base, le roman peut maintenant se déployer en déplaçant légèrement le focus vers Marseille, d’abord avec la mort d’un jeune d’origine algérienne au cours d’une rixe entre bandes rivales, affaire vite classée. Circulez ! Il n’y a rien à voir… En revanche, l’opinion publique est révulsée par le meurtre d’un traminot, égorgé par un passager pris d’un accès de démence. Le fait divers fait les gros titres qui s’empressent de relayer sa nationalité algérienne. C’est grave. Dans la foulée, les traminots débrayent en solidarité, tout en condamnant les tentatives de récupération raciste de cet évènement. En vain, car le drame va provoquer une vague de violence sans précédent envers la population immigrée, et notamment l’exécution par balle d’un adolescent maghrébin devant un bar de sa cité. Une brigade du SRPJ, déjà chargée de surveiller les membres d’une association de Pieds-noirs soupçonnée de préparer des actions terroristes, est appelée sur les lieux par les proches de la victime après l’intervention trop expéditive de leurs confrères de la Sûreté. Rapidement, ces enquêteurs vont découvrir des indices liant les affaires et se lancer dans une instruction délicate. Rattrapés par les derniers soubresauts de la guerre d’Algérie, pour faire éclore la vérité, ils devront composer avec un pouvoir aveugle, une hiérarchie frileuse, une justice sous influence, des collègues véreux, des vétérans du Service d’Action Civique (SAC), de l’Organisation Armée Secrète (OAS), sans oublier la pègre locale.


Dominique Manotti parvient à cuisiner ces multiples ingrédients pour nous proposer un menu digne d’un chef étoilé. Jamais rébarbatif, son récit documenté réalise l’exploit de nous cultiver tout en nous divertissant. Grâce à elle, je connais maintenant un peu mieux les conditions qui ont permis l’émergence des mouvements d’extrême droite, le racisme et la violence qu’ont dû affronter les populations immigrées (une quinzaine de morts dans la communauté algérienne en 1973 à Marseille, et puis, en 1975, une longue liste d’attentats revendiqués par le groupe « Charles Martel » contre les intérêts algériens), l’impunité des criminels qui étaient protégés par des complicités au sein des forces de l’ordre, la tentative d’anciens de l’OAS, en créant les Soldats de l’Opposition algérienne (SOA) de faire renaître le conflit en Algérie par des attaques armées, la complexité de la police phocéenne et la concurrence entre ses services et, surtout, la ville de Marseille elle-même, les frontières qui la divisent, les collectifs et les hommes qui la font.


Bien entendu, une histoire resterait fade sans des personnages pour l’incarner. Ici, Dominique Manotti nous en propose une galerie crédible, qu’ils soient attachants, répugnants ou grandioses. Ce dernier qualificatif, je le réserve à un secondaire, « le gros Marcel », à la fois simple flic de la police urbaine et véritable patron informel de l’Évêché, le siège des forces de l’ordre. J’ai déjà croisé des individus comme lui, insignifiants dans la hiérarchie mais centraux dans une organisation. Dans la mafia, ce sont des parrains. Tout passe par lui et il gère simultanément les promotions et les informations selon ce qu’il comprend de l’intérêt général de sa profession mélangé à la sienne. Je l’ai trouvé très réussi, tout comme j’ai été touché par un autre, le père du jeune maghrébin assassiné, tout en retenue et débordant d’humanité. À côté d’eux, le commissaire Théodore Daquin, le personnage principal, semble un peu plus superficiel en dépit de sa vie privée non conventionnelle. Malgré tout, j’ai été séduit par sa ténacité et sa droiture, autant de qualités doublées d’une intelligence redoutable. Je suis sûr qu’il va gagner en épaisseur si Dominique Manotti décide de lui faire reprendre du service. Ses adjoints m’ont également convaincu, surtout Grimbert et sa connaissance détaillée des arcanes policiers qui lui permettent d’aborder plusieurs fois « le gros Marcel », nous offrant par la même occasion des scènes très justes. J’ai aussi apprécié Berger, le jeune avocat idéaliste qui défend la famille de la victime. Dans le camp d’en face, les protagonistes bénéficient d’une profondeur tirée de leurs histoires respectives, enracinées le plus souvent dans l’Algérie coloniale. Loin de les excuser, la perte de situations sociales privilégiées explique en partie leurs actes chargés de ressentiment. Ces pourritures sont bien des hommes et il est certainement salutaire de comprendre leurs parcours.


En conclusion, je vous invite à ce voyage qui ne pourra pas vous laisser indifférent. Ce roman policier à la fois passionnant et éducatif nous permet de cerner les origines du contexte politique dont nous héritons, avec ces fractures toujours plus grandes qui divisent la population de notre pays. Il s’agit donc d’un livre essentiel.

StéphaneFurlan
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le 1 sept. 2021

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