Mélusine
7.5
Mélusine

livre de Jean d'Arras (1392)

Dans la Mélusine de Jean d'Arras, tous les hommes rencontrent leurs épouses auprès des fontaines. Tous prospèrent et fondent une lignée, jusqu'à la disparition subite de cet être mystérieux, à demi reptilien, qui partage leur vie une partie de la semaine.


La même histoire se répète sans cesse. De ces unions mi-humaines, mi-féériques, naissent des êtres hybrides qui perpétuent cette tradition et les interdits qui lui sont associés : l'homme ne peut épouser la femme qui l'a charmé que s'il respecte son secret. Ainsi, Elinas ne doit pas assister aux couches de Présine. Raymondin ne doit pas savoir ce que fait Mélusine le samedi (= elle se transforme en femme-serpente dans un bain), jour du sabbat ... Ce modèle implacable se transmet de génération en génération, mais pas seulement par filiation directe. Par exemple, le père de Raymondin a vécu une expérience très similaire (fontaine, disparition momentanée de l'épouse) à celle du père de Mélusine. Lorsque les jeunes gens se rencontrent, ils rejouent l'histoire de leurs pères et de leurs beaux-pères.


Les rôles sont donc bien partagés. L'époux est humain, l'épouse est hybride. Le mode de vie de la femme implique un mystère que l'homme ne doit surtout pas chercher à percer. Fatalement, le mari abusé par un proche malveillant finit par enfreindre l'interdit, détruisant le couple et condamnant chaque époux au tourment. Leurs enfants sont eux-mêmes soumis à des malédictions, ce qui les rend en partie inhumains. La nature féerique des êtres leur confère certains pouvoirs, mais ce n'est pas un idéal (nota bene : ces aventures se passent au Moyen-Âge!). Les fées aspirent à une condition mortelle qui les délivrera de cette ambiguïté foncière. Les femmes utilisent alors les hommes pour faire cesser la malédiction qui pèsent sur elles, le mariage seul pouvant leur assurer le salut. On peut supposer qu'elles les attirent par leur chant auprès des fontaines en toute conscience, et les ensorcèlent ... Certes, Mélusine fait miroiter succès et prospérité à Raymondin pour le persuader de l'épouser. Mais si le jeune homme accorde d'emblée du crédit à toutes ses promesses, n'est-ce pas un peu suspect?


Quoi qu'il en soit, la nature des épouses est double pour plusieurs raisons : leur père et leur mère ne sont pas de même condition; elles se métamorphosent une partie de la semaine; leurs actions impliquent une certaine duplicité, puisqu'elles manipulent leurs époux. Lorsqu'elles changent d'état, elles ne se transforment qu'à moitié (Mélusine ne devient ainsi reptilienne que jusqu'à la taille; d'où sa ressemblance avec les sirènes). Lorsqu'elles sont humaines, elles gardent néanmoins des attributs hors du commun, comme des forces extraordinaires, ou la faculté de jeter des sorts. Les femmes-fées ne sont jamais pleinement femmes ou pleinement fées.


Ce qui est assez inédit ici, c'est que :


1/ L'histoire de Mélusine fait lointainement (mais sûrement) écho à des épopées antiques comme l' Enéide (mon correcteur orthographique, qui ne connait point ce titre, me propose "néréide". Il a beaucoup d'intuition). Pourquoi ? A cause de la fonction originelle de ce récit. Jean d'Arras a écrit Mélusine pour le duc de Berry à des fins politiques : en lui prêtant une hérédité glorieuse et partiellement surnaturelle, il entendait renforcer à la fois l'aura et la légitimité de sa lignée. Sans parler du prestige qu'assurait au noble son rôle de mécène des arts. Le parallèle avec Virgile est relativement clair. Il permet également de brouiller certains codes littéraires : ce qui est rapporté, ce n'est pas un conte, c'est une légende. L'auteur ne rate d'ailleurs jamais une occasion de souligner que ce qu'il rapporte est "une vraye histoire".


2/ Cela dit, on a ici affaire à un contexte culturel et religieux tout autre que celui de l'Antiquité, notamment en ce qui concerne les liens unissant les mortels à des êtres surnaturels. Et c'est à la lumière de ce contexte que le récit est spécial. Mélusine aurait dû être condamnée par l'Eglise pour sa nature hybride. En enfreignant l'interdit, Raymondin aurait pu voir sa faute allégée par le fait que a) son épouse lui avait menti, b) elle était double (diabolique?) à plein d'égards. Or, dans le récit, il ne me semble pas que la nature et les agissements de Mélusine fassent l'objet d'un jugement. Dans son argumentaire initial pour amadouer Raymondin, la fée prend du reste bien garde de préciser qu'elle est "de par Dieu" et croit "en tout quanque vraye catholique doit croire".


3/ Certains cas de magie sont simplement suggérés dans le récit. De fait, les femmes peuvent très facilement être assimilées à des sorcières. Elles savent charmer (par leur aspect et par leur chant), et ensorceler (grâce à cette potion magique qu'est l'eau de la fontaine ...). Bizarrement, ces actes (encore une fois implicites) ne sont pas jugés non plus ... On dirait même qu'ils sont un peu occultés. Mélusine a clairement un don de double-vue. Elle connait l'histoire de Raymondin avant même de l'avoir rencontré. Ceci étant, ce pouvoir n'est pas présenté comme surnaturel, le narrateur laissant causer les personnages sans faire de commentaire. Et Raymondin, qui n'est pas le plus futé des hommes, ne trouve pas ça zarbi non plus.


4/ Pis, revendiquer sa parenté avec Mélusine est un gage de prestige. Ce n'est pourtant pas Vénus, et on n'est pas à Rome. Mais compter la fée parmi ses grands-mamans, tout de suite, c'est la classe.


Si la transgression est au cœur de Mélusine, on peut également dire que l’œuvre elle-même est totalement transgressive.


Ce que l'on retrouve chez Mélisande, arrière-petite-fille de Mélusine. N'est-elle pas un peu sorcière ? N'excelle-t-elle pas dans l'art de la duplicité ("Je ne mens qu'à mon mari", dit-elle avec une certaine malignité) ? Golaud n'est-il pas victime de sa propre curiosité (excitée par un tiers), lui qui est laissé dans l'ignorance?


Ce que l'on retrouve chez Ondine. Mais différemment. C'est l'homme qui n'est pas à la hauteur, après tout. Raymondin et Hans valent-ils leurs épouses ? Ne les condamnent-ils pas ?


La Mélusine de Jean d'Arras, aussi allusive sur les faits de magie, que prodigue en détails sur les faits de bravoure, est absolument fascinante. Longuette, gonflante quand il s'agit de se fader les hautes actions de tel ou tel (moyenâgeuse, quoi), mais essentielle pour comprendre de quelle source les Mélisandes et autres Ondines sont nées.

Shâhin
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Au fil des lectures (2015) et Les métamorphoses de Mélusine

Créée

le 12 sept. 2015

Critique lue 582 fois

16 j'aime

Shâhin

Écrit par

Critique lue 582 fois

16

D'autres avis sur Mélusine

Du même critique

Chelsea Girl
Shâhin
8

Critique de Chelsea Girl par Shâhin

Enregistré en 1967 au moment où Nico (Christa Päffgen) et les Velvet Undergrounds s’apprêtaient à poursuivre des chemins différents, Chelsea Girls bénéficie de la participation de musiciens /...

le 15 déc. 2013

37 j'aime

10

De grandes espérances
Shâhin
10

Au commencement, la perception

Great expectations est un roman de formation, celle de Pip, dont l'itinéraire est profondément émouvant. C'est l'histoire, classique, d'une ascension et d'une chute, racontée à la sauce Dickens: avec...

le 19 janv. 2014

35 j'aime

6

Mon Ántonia
Shâhin
8

"Optima dies ... prima fugit"

Quand j'ai lu Mon Ántonia pour la première fois (je devais avoir 15 ans), je me souviens de phrases aussi simples et vastes que les plaines des Etats-Unis, et d'un récit d'une profonde mélancolie...

le 17 janv. 2014

17 j'aime

3