Un dieu parmi les hommes

Jean-Philippe Jaworski fait partie de ces auteurs qui me font me sentir stupide et ignorant. Alors que j'ai deux, trois, voire quatre synonymes réguliers pour un même nom, Jean-Philippe Jaworski en a dix, et il les utilise tous à bon escient. La boîte sans fond qu'est le lexique de l'auteur rend la lecture à la fois instructive et magiquement fluide, tant Jaworski nous surprend d'une nouvelle formule à chacune de ses pages. Outre sa plume, qui est sans aucun doute l'une de mes préférées sinon ma préférée, Jean-Philippe Jaworski est un écrivain complet, c'est-à-dire à la fois poète, savant et érudit. Tous ses romans respirent la connaissance des traditions anciennes, des références mythologiques, des vieux comptes perdus. Son épistémè, mise au service d'un style délicieux teinté d'humour et de sarcasme, offre une lecture toujours mémorable.

J'avais quitté Jean-Philippe Jaworski après avoir terminé Gagner la guerre, roman qui m'a convaincu de continuer l'aventure. Je me lance donc dans la saga Rois du Monde, quitte Ciudalia et ses airs gréco-romains pour l'antique Celtique, ses divinités, ses héros et ses mystères. Tout comme Benvenuto, le protagoniste de Même pas mort est accablé par un destin tragique, plus encore que la mort, puisque celui-ci, transpercé de part en part lors de son premier combat, est soustrait à une fin certaine par un esprit supérieur. Peut-être le trépas eut été plus doux pour le pauvre Bellovèse, victime de la malice des dieux. Frappé d'interdits, revenant orphelin de souvenirs de son père, le prince Turon, dans sa léthargie funèbre, commence à entrevoir le dessein dans lequel il doit jouer le premier rôle. Depuis sa plus tendre enfance, les signes se sont accumulés sans qu'il ne s'en rende compte, et c'est aux portes de l'autre-monde qu'il trouve enfin la sortie du labyrinthe.

La lecture de ce premier Tome est un enchantement total, une entrée en matière parfaitement réussie. Se plonger dans un livre de Jaworski est pour moi comme une ballade en barque. Les premiers miles sont calmes, un paysage magnifique et riche de possibilités s'offre à nous et puis, l'embarcation est prise par la fureur d'un torrent, on est ballotté dans tous les sens, on manque de passer par-dessus bord, on a le tournis, on perd ses repères. Pause. Tout se calme, ce que l'on vient de voir nous revient à l'esprit, les pièces du puzzle s'organisent petit à petit. Et rebelote, nouvelle secousse, nouvelle frénésie, aussitôt apaisées par un retour à la sérénité. Ce n'est qu'à la fin du périple que l'on peut se retourner et lever les yeux, pour se rendre compte du chemin parcouru, du chemin qu'on est heureux d'avoir parcouru.

Même pas mort est un savant mélange de cruauté et de douceur. Au fil des paragraphes, les récits, tons et temporalités s'entremêlent. La férocité d'une bataille, l'ardeur des héros, les têtes qui tombent, les morts qui s’entassent. Changement de décor. Promenade en forêt, instant léger, facile, féerique, et pourtant, toujours ce même malaise. Avec ironie, les dieux se jouent de Bellovèse, le fléau le guette au détour de chaque arbre, mais lui demeure imperceptible. A la fin de ce Tome, on se rend compte que ces retours en arrière, d'apparence chaotiques, sont tout sauf des divagations de mourant. Elles sont le point de départ d'une destinée capricieuse, mais grandiose.

Tous les pans de la culture et des traditions celtiques y sont, guerriers comme mythologiques. Jaworski semble les avoir étudiés de près, et le mobilise avec brio. Rois du Monde promet un voyage en première classe dans les terres celtes, à tout ceux qui souhaitent s'y rendre.