Le moralisme de Victor Serge est un pont menant de la révolution à la réaction (L. Trotski)

Au rayon des mémoires disculpatoires de vieux bolchéviques déçus et/ou déchus, il y a un peu de tout:

• Vous avez les traitres certifiés, Koestler et Orwell en tête de gondole, ceux qui sont passés à l'autre bord et sont devenus des quasi-agents de la CIA ou du MI5...


• Vous avez les donneurs de leçons, Trotski à la proue, ceux qui auraient sans doute tout fait mieux que Staline, dommage qu'on ne leur ait pas donné l'occasion de mener à bien leur gosplan à eux, on aurait vu un peu...


• Et enfin, vous avez les trop purs, les Serge de ce monde, ceux qui ne veulent pas trahir purement et simplement mais ne voudront jamais cautionner...

Littérairement, les meilleurs appartiennent à la première catégorie. Ce n'est pas pour rien que ce sont les plus connus, malgré (grâce à ?) leur infidélité notoire aux idéaux socialistes et les services rendus aux services secrets de l'occident... Invisible Writing de Koestler aurait pu s'appeler "comment je suis devenu réactionnaire", mais c'est sans doute l'essai littéraire le plus abouti dans le genre. Il y a une ligne thématique qui donne au livre un élan et une cohérence imparable. En comparaison, les mémoires de Serge (accessoirement meilleur styliste, mais après les 50 premières pages, l'effet de surprise est éventé), font piètre figure, un ramassis désordonné d'évocations disparates et de trois milliards de noms propres dont on se contrefout éperdument, je viens de finir de le lire (ça m'a pris six mois), mais j'ai déjà oublié tout ce qui se passe dedans.

Si vous lisez Ma vie de Trotski, c'est, si l'on se limite à la surface, assez infernal: je suis plus léniniste que Lénine! Staline c'est lui le méchant! C'est celui qui dit qui est! C'est d'une prétention assez abominable, mais ça donne à l'ensemble un style ironique Lénine de Prisunic assez charmant. Serge lui n'est pas dans cette tradition satirique typique héritée de Marx en ligne droite: on fait dans l'édifiant, dans le moralisant presque. On peut critiquer tant qu'on veut Trotski pour son côté "le-matérialisme-dialectique-dit-que-j'ai-raison-d'avoir-tort" mais il reste dans la tradition critique du marxisme-léninisme. Serge, lui, est un tendre et sa naïveté m'énerve. Chez moi (la Belgique natale de l'auteur) on dit "dji vou, dji n'pou...", le cul entre deux chaise, la crampe de l'impuissance. J'ai voulu mais j'ai pas pu... désolé mais ce n'est pas ce que je cherche chez mes révolutionnaires.

Le succès de ce genre de confessions de bolchéviques revenus de tout flatte certes l'idio(syncra)tique goût des gauchistes pour les perdants (disait le gars qui a un avatar de Karl Liebknecht...). Les révolutions qui ratent peuvent se vanter d'avoir gardé les mains propres mais ont surtout raté... Dans un mouvement qui rappelle, encore une fois, Koestler, mais n'est pas loin de l'idéalisme désespéré d'un Zweig, d'un Rolland ou de la clique Mann, Serge finit sur l'évocation de la hauteur d'âme et d'esprit des socialistes ouest-européens, donc de, par excellence, ceux qui ont réussi à s'auto-persuader de l'inutilité de la révolution prolétarienne. On voit où ça nous a mené, à la réaction intégrale et victorieuse sur toute la ligne... On peut juste garder l'espoir qu'un renouveau du socialisme lui donnera retrospectivement raison, mais en l'état...

Je m'en voudrais d'être trop dur néanmoins... il reste à ce livre une certaine couleur, un certain style qui n'est pas dénué d'intérêt. Comme je l'ai déjà indiqué, Serge est un styliste de talent, ça au moins est assuré. Et enfin, il a été au centre d'événements fascinants et ses mémoires en capturent le ton et l'ambiance.