Natasha Trethewey était une ado dans les années 80. Moi aussi. Et je me disais en lisant ce texte que pendant que je traînais avec mes copines, allais danser dans les sous-sols des pavillons de banlieue et fumais mes premières cigarettes, précisément à la même époque où pour tout et pour rien, légère et insouciante, je riais comme une folle, là-bas, de l’autre côté de l’Atlantique, dans le Sud des États-Unis, elle, l’autrice, tremblait de peur.
Parce qu’il ne fallait pas regarder les Blancs, parce que les crimes raciaux étaient courants et les membres du Ku Klux Klan nombreux, parce qu’elle avait vu le visage en bouillie d’Emmett Till dans un magazine...
Elle avait compris, la gamine, qu’il valait mieux baisser les yeux, rentrer rapidement chez soi le soir et se faire oublier... Elle savait qu’être le fruit d’un mariage mixte, d’une travailleuse sociale afro- américaine et d’un professeur d’université d’origine canadienne, dans un pays où vingt-et-un Etats l’interdisaient, pouvait conduire au pire.
Alors, chaque jour, pendant que je flottais dans un monde où mon seul souci était d’avoir assez d’argent pour pouvoir m’offrir la dernière paire de Kickers, de l’autre côté de l’Atlantique, une fille de mon âge que l’on surnommait « le zèbre » entendait ces mots : « une si jolie petite, dommage qu’elle soit noire. »
À la même époque… Et c’était presque hier…
Le choc…
Et d’un.
Deuxième uppercut: les parents de l’autrice se séparent. La mère, Gwendolyn Ann Turnbough, part vivre à Atlanta, se remarie avec un homme violent qui a fait le Vietnam. Il cogne, cogne encore, cogne toujours. Rien ne l’arrête. Elle s’enfuit, se cache, avertit les services sociaux, la police. Il la tuera. Et ce qui m’a bouleversée, c’est d’entendre la voix de cette mère, ses propres mots : la lettre qu’elle écrit et dans laquelle elle raconte sa terreur quotidienne, une déposition qu’elle fait auprès de la police et les deux dernières conversations téléphoniques qu’elle a eues avec celui qui deviendra son assassin.
Et c’est précisément cette voix que l’autrice a voulu faire entendre, la voix d’une femme courageuse, volontaire, sensible, épuisée et terrifiée.
Et c’est effectivement terrifiant. Vraiment.
Un chemin de croix extrêmement douloureux que ce retour de Natasha Trethewey vers sa mère : une lente exploration de la mémoire à travers des photos, des rêves, des mots, des chansons pour bâtir un mémorial où se réfugier, la retrouver et être enfin en paix avec soi-même.
Magnifique.


LIRE AU LIT le blog

lireaulit
10
Écrit par

Créée

le 8 déc. 2021

Critique lue 104 fois

lireaulit

Écrit par

Critique lue 104 fois

D'autres avis sur Memorial Drive

Memorial Drive
Cannetille
7

Terriblement poignant

En 1985, lorsqu’elle a dix-neuf ans, l’auteur perd sa mère, tuée par balle par un mari violent qui la menaçait depuis longtemps, au point d’avoir déjà été incarcéré. Il lui faudra plusieurs années...

le 23 mars 2022

1 j'aime

Memorial Drive
lireaulit
10

Critique de Memorial Drive par lireaulit

Natasha Trethewey était une ado dans les années 80. Moi aussi. Et je me disais en lisant ce texte que pendant que je traînais avec mes copines, allais danser dans les sous-sols des pavillons de...

le 8 déc. 2021

Du même critique

Né d'aucune femme
lireaulit
4

Critique de Né d'aucune femme par lireaulit

Il était une fois une famille de pauvres paysans : le père, la mère et les quatre filles. Un jour, le père décida de vendre son aînée à un homme riche qui en fit son esclave. Le père regretta...

le 28 avr. 2019

29 j'aime

7

Couleurs de l'incendie
lireaulit
10

Critique de Couleurs de l'incendie par lireaulit

Comment exprimer le plaisir que j'ai eu à lire ce roman ? Je n'avais qu'une hâte : que la journée passe pour pouvoir retrouver le plus vite possible tous les personnages incroyables, si...

le 22 janv. 2018

20 j'aime

2

Les Garçons de l'été
lireaulit
10

Beaux comme des dieux...

Parfois, l'on me demande : « Pourquoi écrivez-vous sur SensCritique ? » Eh bien, la réponse est simple : pour parler de livres comme celui-ci, pour les faire connaître, pour...

le 22 mai 2017

20 j'aime

5