En 1985, lorsqu’elle a dix-neuf ans, l’auteur perd sa mère, tuée par balle par un mari violent qui la menaçait depuis longtemps, au point d’avoir déjà été incarcéré. Il lui faudra plusieurs années avant de pouvoir faire face aux souvenirs, et encore trois décennies pour mettre en mots, dans ce livre, l’histoire de son enfance et de sa mère Gwendolyn.


Qu’il est déchirant, ce récit autobiographique aux allures de roman ! Au-delà de la narration de l’intime, marqué par un traumatisme qui, après une vie à tenter de l’apprivoiser, hante encore l’auteur et l’étreint d’une douleur palpable, c’est l’histoire raciale des Etats-Unis qui se dessine à travers plusieurs générations d’une même famille. Née d’une mère noire et d’un père blanc dans une Amérique qui interdit encore les mariages interraciaux, pointée du doigt pour sa peau à la fois trop claire et trop foncée pour lui assurer une identité claire et une appartenance incontestable, Natasha apprend très vite que son métissage sera d’abord pour elle un poids à subir en silence, dans une omniprésente désapprobation générale.


Intégrée dès le plus jeune âge, cette habitude de faire profil bas dans un monde qui la réprouve sera en grande partie à l’origine de la douleur qui la poursuivra sans remède après la perte de sa mère. Car jamais la fillette, puis l’adolescente, ne se sentiront autorisées à s’arracher du carcan de l’endurance passive, subissant comme une fatalité les manipulations perverses du beau-père, et absorbant sans mot dire le dramatique vécu maternel, en observatrice impuissante qui aurait tant voulu protéger mais n’héritera au final que de la lancinante culpabilité de sa résignation. L’on comprend ce que la prise de parole de l’écrivain peut comporter ici d’essentiel, pour la réconciliation de l’auteur avec cette part d’elle-même qu’elle a si longtemps tenté d’effacer, et pour rendre à sa mère une voix, et peut-être une forme de sens à son histoire.


De la narration se dégage le bouleversant portrait d’une femme qui croit trouver la voie de la liberté et de l’indépendance, mais qu’un destin tragique rattrape cruellement au travers d’un conjoint violent. Longtemps martyrisée, pourtant mise sous protection, elle est finalement tuée par cet homme, dans un enchaînement de circonstances à pleurer. L’on reste notamment sans voix à la lecture des transcriptions des dernières conversations téléphoniques entre Gwendolyne et son bourreau. Leur enregistrement devait permettre à la courageuse jeune femme d’obtenir un mandat d’arrêt contre son mari, mais trop tard...


Douloureux, profondément sincère, ce livre impressionne par la qualité et la sensibilité de son écriture, souvent poétique, toujours hantée par une figure maternelle érigée à l’état d’icône et restituée dans un troublant jeu d’ombre et de lumière. D’une symbolique toute biblique, il matérialise aussi de manière frappante la dramatique éclipse venue irrémédiablement assombrir la vie entière de l’auteur. Un livre terriblement poignant.


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Cannetille
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le 23 mars 2022

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