"Enseigner la vie sans la vivre était le crime de l’ignorance le plus détestable."

La possession matérielle fait-elle la richesse du cœur ? Rend-t-elle l’être humain digne et respectable ? Vivre dans la misère n’autorise pas la dignité ni la joie ; seuls la contrition et le travail acharné, soumis aux lois des dominants, correspondent à l’attitude attendue du pauvre. Engagés dans une immense entreprise de démoralisation, les bourgeois sèment une morale bien pensante à laquelle les pauvres s’accrochent, espérant un jour atteindre les sommets où paissent les bourgeois.

La misère s’immisce dans les derniers recoins de l’être, comme si l’état de dénuement absolu devenait le seul caractère identitaire de l’humain habité. La misère, venin contagieux, apporte avec elle le sérieux et l’obéissance, là où vivait auparavant l’allégresse de vivre, en toute simplicité.

Mais dans le quartier le plus pauvre du Caire, au début du xxe siècle, l’allégresse, l’insouciance règnent dans le cœur des hommes et des femmes qui, chaque jour, se rencontrent sur les places et les établissements mal famés et sordides – aux yeux de la morale bourgeoise. Ils n’ont rien, rien à perdre ; à l’opposé du quartier indigène où les rues, ordonnées et tristes, mettent en scène une « foule mécanisée – dont toute la vie véritable était exclue ».


Gohar ne possède rien, il n’est rien qu’un mendiant. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Ce vieux monsieur, autrefois enseignant de philosophie respecté qui logeait dans les quartiers riches, a tout quitté pour vivre dans le plus grand dénuement. Son bonheur, c’est sa chambre meublée d’une chaise et de quelques journaux en guise de lit ; c’est sa liberté de pensée arrachée au gouvernement totalitariste ; ce sont les doses quotidiennes de cannabis qui, si elles l’éloignent du monde moderne, angoissé et fou, le rapproche du cœur des hommes. Il ne court pas après la fortune et le progrès, il marche paisiblement à contresens. Ne rien posséder, n’avoir que sa propre vie à protéger, n’est-ce pas un luxe ?

Au Café des Miroirs, il y rencontre tout un peuple de travailleurs à la semaine et de mendiants libres et dignes. Nour El Dine, l’improbable collaborateur au monde des bourgeois, le policier chargé d’une enquête pour le meurtre d’une prostituée, abuse de sa position supérieure au sein de la société. El Kordi, l’idéaliste, fonctionnaire au ministère, est enlisé dans une routine bureaucratique, stupide et vaine, alors qu’il rêve du soulèvement du peuple égyptien opprimé par des dirigeants tyranniques. Mais sitôt en compagnie d’une jeune femme, il oublie ses velléités de justice sociale. Yéghen, ce « monstre d’optimisme », l’exact opposé de El Kordi, qui, au lieu d’essayer de penser à sauver le monde, apporte une aide concrète à son ami Gohar…

Albert Cossery aime ses personnages, et ça se ressent. Ce n’est pas l’intrigue qui alimente le plaisir de lire, mais l’intensité, le naturel et la simplicité de chaque personnage. Cette œuvre est remarquablement transparente : tout comme chez Jean Mecquert (publié dans la même collection), les idées sont revêtues de personnages, et non l’inverse. Chacun porte en soi des valeurs, des idées, et s’entrechoque aux autres ; ils sont hauts en couleur, improbables mais espérés, et forgés par tant d’idéalisme qu’on les fait siens dès les premières pages...

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le 6 janv. 2013

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