Last night as I laid dreaming of pleasant days gone by
(Un interview de l'auteur, pour mieux saisir son approche et ses choix d'écrivain : http://www.evene.fr/livres/actualite/interview-sorj-chalandon-mon-traitre-1156.php)
Mon Irlande à moi, ça a d'abord été le son. Rugueux et chaud, en pointes et rondeurs. Comme souvent, j'ai aimé le mot avant la chose, puis à pas de vent, l'Irlande elle-même s'est invitée dans le mot. Je retrouvais les rochers et la mer cassante, l'air pesant et la bière amère, les étendues sur les collines, les maisons toutes semblables et colorées, les gens au visage fier et doux. L'Irlande est devenue mon autre Poudlard, un pays imaginaire où tout était plus dur et plus franc, un joli rêve d'encre. Mon Irlande fut ensuite déchirure : des symboles que je ne comprenais pas et les douleurs ressenties à des kilomètres au-delà, les stigmates gisants de cette terre, secouée par tout ce que je ne comprenais pas, des guerres et des soulèvements. J'ai vu Le vent se lève d'ailleurs, comme s'il m'éloignait du monde, de mon monde, et me rapprochait du leur.
Puis, cet été, j'ai découvert une autre Irlande, après dix ans de chimères et de sommeil. Ça n'était pas un simple voyage en terre inconnue, c'était une plongée dans tous les mots que j'avais soigneusement rangé dans ma tête et ma bouche, c'était aussi la musique irlandaise, les pubs, la mer, l'unique rue du village et l'accent écrasant. Ça n'était pas comme visiter une ville et se fondre dans l'étranger. Là où j'étais, tout était familier. C'était une Irlande de joie et de chansons, de rires et de feux, c'était mon Irlande, plus proche et meilleure que l'imagination. C'était chez moi.
Je ne regrette pas la distance avec laquelle j'ai lu ce livre. Je n'aurais pas pu sans ça. Je n'aurais pas supporté qu'on m'assène aussi certainement comme on l'assène à Antoine que ni lui ni moi ne connaissons l'Irlande. J'ai eu honte, en lisant ce livre, de mon bonheur facile d'être là, de mon ingratitude et de l'écart entre ce que je savais et ce que je ressentais. L'histoire d'Antoine, de Tony, c'est celle de l'auteur, Sorj Chalandon, une histoire écrite les mains sèches, tranchée. L'histoire d'un traître, le sien, celui d'un homme qui lui a donné l'Irlande en lui demandant de la prendre, mais de ne jamais se croire d'ici. Des mots durs et simples posés sur la souffrance.
À mi-chemin à travers les deux cent seize pages du livre, en bataillant contre la honte, je me suis rendue compte que j'avais oublié qu'il s'agissait d'un traître. Moi aussi, je m'étais attachée à Tyrone Meehan, et je voyais en lui l'Irlande, je me suis donc pris de plein fouet sa trahison. C'est cruel parce que rien n'est expliqué. Il n'y a pas de dénouement, l'auteur nous amène doucement à l'endroit où il est, où il a été : la peur, la rancune, l'incompréhension. Les questions. C'est un très beau livre. L'Irlande y est, on ne voit qu'elle, souvent, dans des longues accumulations de gestes et de choses. Il n'y a pas de descriptions du vert comme on pourrait s'y attendre, et pourtant, l'Irlande y est plus franche qu'ailleurs. Ça n'est pas l'Irlande que je connais, ça n'est pas mon Irlande, c'est l'Irlande d'ailleurs, d'avant, une Irlande intemporelle et brute de beauté, dure comme la pluie.