Mrs. Dalloway
7.3
Mrs. Dalloway

livre de Virginia Woolf (1925)

Thé, bridge, mondanités et monuments littéraires. Voici la génération dorée de l’Angleterre des années 1920, toujours très chic et très caustique, qui nous livre, avec cette œuvre de Virginia Woolf, une alternative « posh » au Ulysse de James Joyce.


Le temps d’une journée


Une quinquagénaire part acheter des fleurs. Voilà à peu de choses près l’argument principal de l’intrigue de Mrs Dalloway. Deux cents pages pour suivre la journée d’une bourgeoise, en apparence superficielle, depuis ses commissions du matin jusqu’à la réception qu’elle donnera le soir. Pas de quoi enflammer la curiosité du chaland. Et pourtant, de cette histoire banale, presque sans action, Virginia Woolf tire un roman captivant dont les pages défilent entre nos mains sans qu’on s’en aperçoive.

Car loin de se restreindre aux allées et venues de la seule Mrs Clarissa Dalloway, le récit embrasse une multitude de personnages qui, par leurs liens plus ou moins directs avec elle, nous en dessinent un portrait croisé, en même temps qu’un reflet des mœurs et des préoccupations de la haute société londonienne au sortir de la Première Guerre mondiale. Fille, époux, ancien amant ou simple connaissance, personnalités hautes placées ou de condition modeste, c’est une mosaïque de vies qui donne corps à la ville pendant les années 1920.

Avec ce roman, publié en 1925, Virginia Woolf connaît son premier grand succès littéraire et s’impose comme un auteur incontournable du siècle. Elle y affirme un style emblématique du mouvement artistique alors émergeant qu’est la modernité, en donnant sa pleine valeur à une manière d’écrire innovante appelée « courant de conscience », et qui consiste à dépeindre le plus fidèlement possible les pensées des personnages, telles qu’elles leurs viennent, en suivant leur cours sinueux comme un flux continu.


Le temps d’une vie


En entremêlant la narration externe et interne, Virginia Woolf parvient à retranscrire les pensées de ces personnages, dans ce qu’elles peuvent avoir de décousues, d’allusives ou parfois d’incohérentes, tout en maintenant une grande clarté dans son récit. Le lecteur se trouve ainsi transporté par des associations d’idées ou des variations autour d’un même évènement, et suit le cours de cette journée sans jamais se perdre, en circulant d’une conscience à l’autre, d’une scène à la suivante, d’une manière inattendue mais étrangement intuitive.

Ni dans leurs paroles, ni dans leurs actes ne se trouve la vérité des êtres. Leur singularité, le flux de leur existence s’épanouissent en secret, dans l’abri de leur esprit, et ce malgré les carcans particulièrement rigides de la société bourgeoise de Londres et sa cadence autoritaire. Car dans cet univers très conformiste, narcissique au point de vouloir se refléter dans chaque individu qui le compose, les allées et venues sont toutes réglées par « les heures » - qui donnèrent son titre initial au roman -, qui imposent, au son des horloges, le rythme propre des conventions.

« Coupant et partageant, divisant et subdivisant, les horloges d'Harley Street grignotèrent ce jour de juin, conseillèrent la soumission, exaltèrent l'autorité, louèrent en chœur les avantages incomparables de la mesure et diminuèrent assez le monticule du temps pour qu'une horloge commerciale, suspendue au-dessus d'un magasin, dans Oxford Street, annonçât, gaiement, fraternellement, comme si c'était un plaisir pour MM Rigby et Lowndes de donner ce renseignement gratis, qu'il était une heure et demie. » (p 133)

Dominant la ville, Big Ben sonne impérieusement les heures et les demi-heures. Dans ces intervalles la pensée s’attarde sur un détail, se suspend à une rêverie, précipite une décision ou ramasse en quelques minutes les souvenirs d’une vie entière. C’est dans cet univers psychologique, celui du temps vécu, que chaque individu existe pleinement. En partageant leur passé commun ou en fixant leur attention sur un évènement quelconque, les personnages sont dépeints au-delà de leurs apparences et de leurs actes, et de l’interprétation qu’on en pourrait donner.

Ainsi, derrière l’image superficielle de la femme au foyer bourgeoise, rangée, Virginia Woolf retranscrit la gravité d’un être qui lui ressemble. Avec une grande sincérité, elle montre les sentiments profonds de ses personnages, leurs désirs les plus délicats comme leurs jugements les plus sévères, et révèle avec Mrs Dalloway une part intime d’elle-même, jusqu’aux impressions les plus obscures de ses propres troubles mentaux.


Le temps d’un monde


Mais plus qu’une technique d’écriture, le « courant de conscience » acquiert dans ce roman une existence propre. Car ce ne sont pas seulement les impressions ou les motivations cachées des londoniens qui nous sont dévoilées. Leurs attentions focalisées par les plus infimes évènements, les sentiments anciens qui les unissent constituent une réalité à part entière, et comme superposée au monde alentour. Justement plus réelle, plus concrète que les normes et l’abstraction géométrique du cercle de bronze des horloges.

Dans leurs durées particulières, dans leurs diversités, ces consciences participent d’un univers commun, d’un mouvement unanime, qui est celui de la vie elle-même. Celle des fleurs, dont l’évocation régulière contraste celle des horloges, en marquant la continuité entre tous les êtres, les âges, et les époques représentées. Dans les fissures du béton, à travers tous les temps, les roses et les tulipes germent comme des témoins d’une tendresse ou d’un amour aussi ancien que le monde lui-même.

Mrs Dalloway n’est pas une femme réprouvée dissimulant ses passions dans le jeu des apparences. Sa profondeur n’est pas banale. Loin des rêveries d’une Mme Bovary, qui cherchait dans l’imaginaire et les mondanités les expédients d’une passion que son mariage ne pouvait lui donner, l’être intime de Clarissa se manifeste dans la perception singulière qu’elle a du monde qui l’entoure, dans l’attention qu’elle lui porte. Celle-là même que l’écriture nous fait partager.

Intuition, impressions diffuses, songes ou folie, le « courant de conscience » n’est plus ici un artifice littéraire. Il devient une manière de révéler ce dont on ne peut parler, et peut-être un moyen de comprendre - plutôt que d’expliquer – l’existence trouble de Virginia Woolf. Le temps d’un roman, nous pouvons partager les tensions qui ont marqué sa vie entière, et nous relier à la mémoire toujours vibrante de ses sentiments passés.


En tournant ces quelques pages, le lecteur se laisse absorber par cette unique journée de la vie d’une femme et, sans s’en rendre compte, parvient à suspendre le cours du temps pour tenir « en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes ».


  • Virginia Woolf, Mrs Dalloway
  • Traduit de l’anglais par Simone David
  • Archipoche, 2017
LAutodidacte
8
Écrit par

Créée

le 5 avr. 2022

Critique lue 82 fois

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