Naufrages
7.8
Naufrages

livre de Akira Yoshimura (1982)


Ils croyaient que l'âme des défunts partait loin dans la mer, et qu'après un certain temps, comme elle n'avait aucun autre endroit pour aller, elle revenait s'installer dans le ventre d'une femme enceinte. Isaku était bien décidé à quitter le village le moins possible quand il serait marié, et à perpétuer la tradition afin que les âmes ne soient pas désorientées.
Il pensait de temps en temps à sa propre mort. Son corps serait incinéré, ses cendres enterrées. Son âme quitterait le village pour s'en aller vers le large. Puis, après un long voyage, il arriverait enfin à l'endroit de la mer où se rassemblaient les âmes des villageois. Elles constituaient un village au fond de la mer, où tout était clair et transparent. Les plantes aquatiques y formaient une forêt ondulante, et les rochers étaient couverts de coquillages nacrés.
Des bancs de petits poissons phosphorescents aux reflets mordorés nageaient qui, lorsque le poisson de tête faisait volte-face, faisaient demi-tour d'un seul coup. Cela ressemblait au spectacle des flocons de neige tombant dru.



L’écriture d’Akira Yoshimura est profondément poétique et nostalgique, épurée et pudique. Limpide et sans autre effet que de décrire avec une extrême simplicité la condition de l’homme et l’intemporalité.
Tout le charme de cette écriture vaut par l’image.
La pluie qui tombe, les insectes, le bruissement des arbres ou encore le bruit des vagues qui se fracassent sur les rochers, la brume et le vent, les odeurs et les couleurs, les techniques de pêche, ou de thanathopraxie, ou encore l’inexorabilité et le bien fondé de la lutte. Tout est retranscrit de manière à ce que le lecteur les perçoivent très nettement et s'immerge dans un autre monde, celui de l'acceptation, de la beauté, de la simplicité mais aussi bien sûr de l'adversité.


Les légendes japonaises sont à l’honneur et parfois le surnaturel pointe, mais c’est souvent de deuil et de mort, de destinée et de mémoire dont il est question. Peu de chutes également ce qui appuie encore la continuité.


Naufrages c’est le temps qui passe.
La symbiose entre les habitants et le milieu, entre mer et montagnes, l’isolement, la difficulté d’être, un intervenant extérieur, simple témoin ou cause de catastrophe (que l’on retrouve aussi dans Le convoi de l’eau.).
La loi de la nature tant par ce qu’elle offre que par sa dureté, pour un village loin de toute civilisation, et où année après année, le même rituel se répètera.
Ce sera ici, la pêche de chaque espèce, la cueillette du ramie pour confectionner des vêtements, ponctués régulièrement d’enterrements, de pertes d’être chers et l’attente des retours de ceux qui sont allés se vendre à la ville... Ce sont les allers retours épuisants au village voisin pour le troc.
Et ce sont les prières, les feux et la cuisson du sel sur la rive espérant qu’un bateau s’échouera croyant voir les lumières de la ville. Et c’est surtout l’espoir qui permet ainsi d’attendre l’année suivante un nouveau naufrage qui aidera la communauté à vivre des fruits du pillage…


L’auteur use souvent de la répétition avec une certaine redondance qui pourtant participe pleinement à ses ambiances hors du temps et nous ramène à l’ensemble de ses écrits, comme si plusieurs histoires se regroupaient parfois. Sans donner de date précise, l’écrivain mélange passé et présent, légendes et réalité, ce qui confère à ses écrits une grande modernité. Les aspects immuables de l’homme, du progrès, de la guerre et de ses conséquences, de la spoliation des terres, du saccage des traditions, de la misère et parfois de l’amour et surtout de l’infime importance de l’humain, bien souvent face à l’autre, le parent, la société.


On retrouve son obsession du corps (os, squelette) dans deux nouvelles (La jeune fille suppliciée et Un spécimen transparent ) où la violence est adoucie par les mots doux, mais l’ensemble est souvent poignant voire cruel.
Pourtant l’écriture est loin d’être morbide, et plutôt belle notamment lorsqu’il décrit le travail d’un laborantin passionné par les os, cherchant à les magnifier ou de cette jeune fille morte qui suit sa propre déchéance.


Il peut évoquer le désœuvrement de l‘adolescence dans Voyage vers les étoiles le suicide de groupe notamment mais suicide que l’on retrouve aussi lorsque l’auteur parle des femmes et de leurs conditions les amenant parfois à la mort, à la démission, s’effaçant face aux hommes, sous le poids des conventions.


Akira Yoshimura écrit surtout sur les enfants et les pères absents. Ils seront les pauvres héros perdus de ses intrigues souvent désespérées où nul échappatoire semble possible mais où le bonheur existe si tant est que l’on sache le saisir dans ses invitations si ténues, nécessaires à la survie  (L’arc en ciel blanc) dont l’une parlera du passage à l’âge adulte de manière brutale (« le mur de briques » et une autre de la sauvegarde « étoiles et funérailles »)


Une découverte pour de belles paraboles et des invitations à la réflexion.
Un vrai coup de cœur à chaque lecture...


Akira Yoshimura a peu de traductions malgré une oeuvre qui semble conséquente (20 romans et nouvelles) Setsuko Tsumura son épouse, elle-même écrivaine, aura gagné le Prix Akutagawa en 1965 pour Gangu. Elle n’est pas encore traduite en France.

limma
9
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le 5 déc. 2017

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