Dire que Garden Hills a connu des jours meilleurs confine à l’euphémisme. La cité champignon n’est désormais plus qu’un trou paumé, au sens littéral du terme, nimbé par l’atmosphère jaunâtre de la poussière soulevée par le vent, reliquat de l’exploitation minière dont elle a été le théâtre jadis. Pour les habitants, une douzaine de familles au bas mot, la vie n’est plus qu’une longue journée morose, bercée d’illusions de grandeur, vécue à l’ombre de la demeure monstrueuse de Fat Man, le Gargantua présidant aux destinées de la bourgade. Le bougre entretient en effet le seul magasin-bar du coin, fournissant du travail aux éclopés échoués dans les parages. Avec la fermeture de l’usine et grâce à sa fortune, il est devenu le seigneur incontesté de la petite cité. Un potentat débonnaire faisant bien des envieux.


À Garden Hills, le boom du phosphate appartient en effet au passé. Les machines de la plus grosse usine de la région se sont tues. On a coupé l’électricité et les convoyeurs métalliques, chargés de ramener la caillasse pour tamiser le minerai, n’en finissent plus de rouiller pendant que les pneumatiques des engins de chantier se délitent sous l’effet de la pourriture sèche. Pourtant, la ville n’a pas encore rejoint la longue cohorte de ses sœurs fantômes. Bien au contraire, elle semble même connaître un regain d’intérêt étonnant. Une foule de badauds, débarquée de leur voiture garées à Reclamation Park, l’aire de repos jouxtant l’autoroute à quatre voies, fait la queue dès le matin pour observer les lieux, versant son écot au télescope-à-un-quater installé là par Miss Dolly. Et cette cinglée de garce, aux dires de Iceman et Jester, a bien d’autres projets pour rendre à la petite cité sa splendeur d’antan. Sur ce point, Fat Man ne semble pas prêt à les contredire, finançant sans sourciller les initiatives de la vieille fille.


Séduit par Le Chanteur de gospel, charmé par La foire aux serpents, me voici désormais conquis par Nu dans le jardin d’Éden et son microcosme de bras cassés, de phénomènes de foire dont les mœurs et motivations relèvent bien sûr de la plus banale comédie humaine. Le propos de Harry Crews se teinte une nouvelle fois d’une religiosité populaire, un tantinet déviante et païenne. Chassés de leur Éden industriel et consumériste, les habitants de Garden Hills vivent en effet dans l’espoir du retour de leur dieu entrepreneur, à l’ombre de son disciple ventru, entretenant un culte monstrueux à l’égard de ce passé révolu. Mais, le gisement de phosphate est épuisé, rien ne semble en mesure de ressusciter les machines, foreuses et autres trieuses de minerai. Confrontés à cette Chute définitive, ils attendent donc un signe du ciel pour renouer avec la prospérité. Ou un signe de l’Enfer. Après tout, on n’est pas très regardant sur la nature de la main qui vous nourrit.


Harry Crews ne se prive pas pour dresser le portrait d’un échantillon d’humanité insolite. Il force le trait, se plaît à caricaturer les personnages pour laisser affleurer leur humanité au travers de leurs vices. Il livre ainsi une véritable galerie de freaks dont l’apparence ne doit pas masquer le prosaïsme des comportements et les fêlures intimes. Né des œuvres d’une bigote morte en couches et d’un père fou devenu riche par un absurde concours de circonstances, Fat Man a longtemps incarné le messie pour la communauté rassemblée au pied de sa demeure. Mais un messie obèse dont la graisse cache un vide abyssal que les repas ne parviennent pas à combler. Jester lui sert de chauffeur, au volant de l’unique véhicule en état de fonctionner, une vieille Buick Sedan aux commandes et siège aménagés pour compenser sa petite taille. Jester est en effet un ancien jockey, un nain et un moricaud ayant joué de malchance après avoir enfourché un cheval suicidaire pendant un derby. Vêtu de soie verte et de bottes à talonnettes, il sert d’homme à tout faire. Quant à miss Dolly, l’ancienne Reine du Phosphate de Garden Hill, elle semble bien décidée à redonner son lustre d’antan à la petite cité, à grand renfort de sexe et de voyeurisme. La vieille fille a un max d’idées et d’expérience sur le sujet, mais également des intentions guère louables.


De ce microcosme fruste et singulier, Harry Crews tire un récit bizarre et sombre, animé de moments de grâce admirables. Bref, à l’image d’une humanité bien éloignée de son innocence édénique, sans cesse tiraillée entre ses désirs et une propension maladive à trahir contre un peu de pouvoir, de considération ou pour satisfaire son goût des spectacles malsains.


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le 1 oct. 2018

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