Nous rencontrons des problèmes techniques sur la partie musique du site. Nous faisons de notre possible pour corriger le souci au plus vite.

[Cette critique s'adresse à celles et ceux ayant terminé le livre.]


Constantinople est un kaléidoscope. Des lumières issues du monde entier s’y croisent, s’y choquent ou s’y mêlent. Parmi elles, le faisceau florentin de Michel-Ange, invité par le sultan Bayazid en 1506. L’artiste, qui n’a alors que trente ans, est principalement connu pour ses sculptures du David et de la Pietà. La requête ottomane a donc de quoi surprendre : le projet est ici architectural, un pont qui traversera la Corne d’Or afin de relier Istanbul et Petra. S’il répond à un besoin pratique, ce chantier est avant tout un symbole de grandeur, un monument encore imaginaire que convoite le sultan. Dans le monde réel, l’invitation du souverain met un point final de cette histoire, puisque Michel-Ange ne l'a probablement jamais honorée.

La fiction en revanche ne s’arrête pas là, puisque le roman de Mathias Énard imagine ce voyage et la réalisation de cette commande. La brouille bien réelle entre le pape Jules II et le florentin sert de prétexte à ce récit, où nous retrouvons un Michel-Ange excédé qui décide de se mettre au service du sultan pour humilier le Vatican. L’Histoire se rappelle au bon souvenir de la fiction par un autre biais, celui des personnages, qui ont tous réellement existé. Les quelques semaines qui nous sont racontées oscillent donc entre le romanesque et le documentaire, mais dans quel but ?

Parle leur de batailles, de rois et d’éléphants est un livre de fascinations. C’est d’abord celle du personnage principal, un artiste européen découvrant avec émerveillement le monde oriental. Car les premiers temps créatifs de Michel-Ange à Constantinople sont rudes. “Michel-Ange ne dessine pas de ponts”, peut-on lire dans cette partie du roman. D’où vient ce blocage ? D’une ingénierie qui le dépasse ? De la crainte du pape ? Plus probablement d’une méconnaissance de la ville. L’artiste comprend assez vite que ce qu’on lui demande n’est pas simplement de construire un pont, mais bien de réaliser un rêve d’unification, d’offrir à ce lieu un symbole de puissance et de beauté. Un défi vertigineux pour l’étranger qu’il est. Alors, Michel-Ange quitte son atelier pour découvrir ce nouveau monde. Nous explorons dès lors la ville à ses côtés : le quartier des marchands, les tavernes de Tahtakale, et surtout Sainte-Sophie. Cet édifice monumental joue un rôle essentiel pour Michel-Ange, comme nous l’explique Mathias Énard au micro de France Culture dans l’émission Cultures d’islam : “[Sainte-Sophie] dont on sait qu’il [Michel-Ange] connaissait l’existence, qu’il en avait consulté les plans et s’en était inspiré notamment pour le dôme du tombeau de Saint-Pierre”. La découverte de l’ancienne église devenue mosquée provoque un choc chez le personnage, et participe à débrider son inspiration. Et si la première rencontre du sculpteur avec Constantinople est architecturale. la seconde est humaine. C’est celle les différents personnages que nous découvrons au fil du récit. Mesihi, Arslan, le sultan Bayazid et son vizir Ali Pacha sont autant de facettes de la société ottomane, des incarnations de l’art, du commerce, du pouvoir…

Mais la plus grande fascination de l’artiste est une silhouette : un ensemble de courbes, de grâce et de chaleur. Une femme ? Peut-être. Une autre lumière en tout cas, originaire de l’Andalousie musulmane récemment reprise par les chrétiens. Cette singularité lui confère un exotisme au sein d’une société dont elle partage pourtant la culture religieuse, et contribue à faire d’elle une énigme insaisissable. Elle croise le chemin de Michel-Ange au cœur de soirées débauchées pendant lesquelles ses danses envoûtent le sculpteur. Les regards et le désir les amènent bientôt à partager plusieurs nuits pendant lesquelles le récit se transforme pour offrir au lecteur le point de vue de cette amante passagère, à la première personne. Ces moments poétiques interrogent le processus artistique et la psyché du héros à travers les yeux de cet autre personnage qui l’observe dormir. La sensibilité de ce narrateur ponctuel nous berce d’illusion pour mieux préparer le retournement qui intervient à la fin du roman. L’enchantement de cette excursion orientale se trouve alors rompu par une réalité crue qui amènera Michel-Ange à quitter Constantinople pauvre et traumatisé. Et la fascination qui l’animait jusqu’alors devient déception. Celle de l’artiste et de l’amant contrarié, celle du sultan aussi dont on apprend dans l’épilogue qu’il ne verra jamais le pont qu’il avait tant rêvé. Ces désillusions s’expriment à travers les quelques mots que griffonne Michel-Ange en quittant la ville et qui résument sa rencontre passionnelle avec Constantinople et ses habitants :

“Apparaitre, poindre, briller. Consteller, scintiller, s’éteindre.” (p.142)
Adahn
8
Écrit par

Créée

le 24 août 2023

Critique lue 2 fois

Adahn

Écrit par

Critique lue 2 fois

D'autres avis sur Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
Elokia
8

Critique de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants par Elokia

Dans « Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants », Mathias Enard nous parle avec somptuosité du travail de Michel-Ange sur l'élaboration du pont de Constantinople. Rejeté par le pape alors...

le 31 oct. 2010

9 j'aime

1

Du même critique

Star Wars Jedi: Survivor
Adahn
7

Répétition générale !

[Critique rédigée après quelques heures de jeu.]La galaxie est grande et pleine de promesses, mais Respawn ne nous propose pas pour autant quelque chose d’inédit. L’équation est simple : si vous avez...

le 23 août 2023

Neuromancien
Adahn
9

Plongée dans le cyberespace

[Cette critique s'adresse à celles et ceux terminé le livre.]L'expérience débute avant même d'ouvrir le livre. Une première de couverture tape-à-l'œil, un gros plan sur le visage d'un personnage...

le 6 oct. 2023