Ah, la magie des titres : rien ne me prédisposait à lire Parthenia, deuxième roman de Pauline Gonthier dont je n’avais pas lu le premier et lancement d’une nouvelle maison d’une ancienne éditrice de Julliard. La couverture est d’ailleurs assez laide ; bref, heureusement qu’il y a ce titre, Parthenia, qui évoque la Grèce antique, ses cités et sa gloire. Le monde étant quand même bien fait, Parthenia est en effet le nom d’une cité virtuelle, à mi-chemin de World of Warcraft et Grepolis (donc un jeu de rôle massivement multijoueur se déroulant dans un univers antique ; je traduis), où se rencontrent Léa, assistante parlementaire d’un mélange de Zemmour-Retailleau-Darmanin (ça fait rêver), et Baptiste, jeune geek paumé et désœuvré vaguement incel sur les bords. On suit l’ascension de Bourgel, ex-journaliste et chef à plume d’un grand parti de droite qu’il quitte pour lancer sa boutique en solitaire à l’approche de la présidentielle, mais le roman n’est pas vraiment un thriller politique. Il n’arrive pas à la hauteur d’un Jérôme Leroy des bons jours (par exemple Les derniers jours des fauves), mais je ne crois pas que ce soit l’objectif de Pauline Gonthier, qui s’inscrit plutôt dans la tradition classique du roman à thèse.

Ce qui l’intéresse, ce sont ses deux personnages principaux et ce qu’ils révèlent du zeitgeist : Léa, l’assistante parlementaire, transfuge de classe, lesbienne, à l’origine ethnique indécise (d’ailleurs elle s’appelle Lya), qui travaille pour Bourgel faute de mieux et par ambition sociale, et Baptiste, fils à la dérive de petits-bourgeois de province, looser, largué par ses deux meufs successives, seul, qui passe son précieux temps sur Terre à jouer à LoL (League of Legends, un jeu dangereux pour la santé mentale – c’est moi qui parle et je sais de quoi il en retourne) et s’informer sur ce qui ressemble à Reddit et le 18-25. Pause pour les gens nés avant 1995 : Reddit, vieux réseau social de la culture internet, genre de Pinterest pour geeks masculins ; le 18-25, bas-fond d’internet, genre d’égout virtuel, forum hébergé par le site en apparence inoffensif jeuxvideos.com où l’on trouve les pires mascus et idiots de l’internet grand public en liberté totale.

On imagine bien les poncifs et formules toutes faites à accoler au livre : « roman sociologique », « plongée dans l’univers incel »… qui ne sont pas si fausses. C’est à la fois la grande qualité du livre, et sa limite : l’autrice a bossé, elle connaît très bien le vocabulaire de la culture internet/geek/jeux vidéo, et sa sous-culture mascu et incel. Nouvelle pause : incel, pour involuntary celibates, célibataires involontaires, des jeunes hommes seuls blâmant les femmes pour à peu près tout le malheur du monde mais surtout le leur, qui seraient inoffensifs s’ils n’organisaient pas des raids, des expéditions de harcèlement en ligne, des féminicides, et même des attentats. Charmants. Un seul exemple de la maîtrise technique de Pauline Gonthier :

Clic, clac, tip, tap, tap, clic, top. Enfin non, pas tout à fait. Elle maîtrise mal la retranscription en onomatopée. Allongée sur le canapé, Léa écoute avec attention le son des touches lorsque Baptiste tape sur le clavier, essaie de les identifier. Pour Entrée et Espace, elle ne se trompe presque jamais. Ensuite, il lui semble que les touches placées vers l’extérieur produisent un son plus léger, sans doute parce qu’elles sont frappées avec l’annulaire. Le T, le G, le F font un bruit sourd. Une tonalité d’index. Les lettres situées dans l’aire du majeur résonnent fort, elles aussi. Tout ça dépend de la vitesse de frappe, bien sûr, elle-même variable selon l’humeur de Baptiste, son degré d’éveil, et de la place de la lettre dans la phrase : la dernière touche sonne différemment. Souvent, il s’agit de la barre centrale, alors percutée par le pouce. Intensité maximale. (p. 225)

Néanmoins, le livre ne dépasse jamais vraiment son état d’exposé romanesque convainquant. Ce n’est pas mal écrit du tout, mais il n’y a pas de phrases marquantes ou de transcendance du style ; l’attention portée au fond a pris le pas sur la forme : l’alternance de points de vue, la narration asynchrone, tout ça est très classique. Outre une lecture très plaisante et documentée, je mets au crédit de l’autrice un super personnage secondaire, Christopher, pick-up artist, donnant chair à un archétype virtuel qui m’a toujours fasciné : pick-up artist, coach en séduction de rue, des gars vendant des formations pour aborder des filles (des « targets ») dans la rue avec tout un vocable spécifique, genre d’ultime extension du domaine du bullshit néolibéral. Christopher est ridicule, vaniteux, et au final presque touchant dans sa ringardise et la tristesse abyssale qu’il a enfouie. Quand Léa le rencontre, elle le décrit « plein d’aplomb en dépit de sa dégaine des années 2000, façon 2Be3 sur le retour avec début de calvitie et embonpoint » (p. 166), et on voit tellement un quarantenaire avec des pointes en gel et une chemise au col relevé.

Au fond, je me demande si la littérature est armée pour s’attaquer au jeu vidéo, forme culturelle – pardonnez le poncif – ultime, qui contient toutes les autres, en quelques sortes, davantage encore que le cinéma. On retrouve bien la sensation d’addiction et le plaisir d’immersion de certains jeux, et le vocabulaire technique, mais les tentatives formelles au début et à la fin pour reproduire l’expérience ludique dans sa grammaire tombent un peu à plat. Il faut sûrement prendre des chemins de traverse : un autre roman de la rentrée, Jacky d’Anthony Passeron (que je n’ai pas lu), utilise la chronologie des consoles de salon pour retracer la relation avec son père. Et je me souviens qu’il y a quelques années, Julie Wolkenstein avait repris le principe de l’escape game pour décrire sa maison de Saint-Pair-sur-Mer dans Et toujours en été – l’exercice de style était réussi mais le livre un peu froid. C’est néanmoins très bon signe que la littérature se saisisse du jeu vidéo ; on attend le chef d’œuvre du genre.

antoinegrivel
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le 7 sept. 2025

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Antoine Grivel

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