Un musée de l'horreur fin-de-siècle bien instructif (pour les cœurs bien accrochés)

Rares sont les ouvrages qui vous offrent une telle plongée dans l'esprit d'une époque! Ici la Belle époque décadente (grosso modo les 2 ou 3 dernières décennies du XIXe siècle) dont on découvre la riche procession de fantastiqueurs de langue française!


A vrai dire, à moins d'avoir dédié une thèse au sujet comme l'a fait notre maîtresse de cérémonie, la chercheuse en littérature Nathalie Prince, ceux qui pourront se vanter de connaître ne serait-ce que la moitié de la soixantaine d'auteurs convoqués doivent se compter sur les doigts de la main...(et je pourrais même dire, en tant qu'ancien chercheur moi-même, que c'est ce genre d'ouvrages qui aident véritablement à faire comprendre l'intérêt et toute la plus-value de ces pointues et souvent laborieuses recherches qui sont financées par nos impôts à tous, menées par des forçats souvent passionnés, y compris dans des matières que d'aucuns pourraient considérer comme mineures - je ferme la parenthèse).


Donc, oui, je suis ressorti de cette dodue anthologie de nouvelles horrifico-fantastiques (plus de 1000 pages au format Bouquins) en ayant l'agréable impression de mieux saisir l'atmosphère de cette époque, et le fond culturel de certains de ses contemporains les plus célèbres.
Ainsi, difficile après lecture, de ne pas voir la Recherche du temps perdu comme un aboutissement direct de certaines tendances esthétiques lourdes de ces décennies "égotistes" (placées sous le signe d'un "subjectivisme radical"), ou la littérature se lance à corps perdu dans l'examen de consciences (ici plus ou moins détraquées). Nathalie Prince ne résume-t-elle pas admirablement l’œuvre proustienne lorsqu'elle nous dit, dans son introduction au recueil, que la fin-de-siècle est "recherche cérébrale du détail et du minuscule psychique, quête micromaniaque du micrologique" (intro, p. IX)? Et parmi les auteurs "proustiens par anticipation" pour paraphraser Pierre Bayard, l'anthologie m'a fait découvrir un maître en la personne de Jean Lorrain, que (honte à moi!) je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam auparavant, et dont la longue nouvelle Sonyeuse (1891) constitue l'un, sinon LE chef-d'oeuvre méconnu du recueil! Plus largement, puisque nous en sommes à parler de cet auteur, il s'agit de ma plus grosse découverte à la lecture de cet ouvrage, Jean Lorrain signant, au-delà de l’œuvre citée ci-dessus, une palanquée de nouvelles qui sont facilement parmi les plus intéressantes du recueil: il y a la très analytique et géniale Lanterne magique qui vient conclure l'anthologie de fort belle manière (mettant avec humour en évidence l'existence d'un véritable surnaturel fin-de-siècle, en opposition notamment au fantastique d'inspiration ghotique), mais aussi l'incroyable et dérangeante L'Amant des poitrinaires, la très décadente La Valse de Giselle, etc.


Un autre mastodonte de ces années-là que j'ai eu l'impression d'avoir mieux compris à la sortie de ce recueil, c'est le philosophe Henri Bergson, dont le côté "spiritualiste" (voire carrément "spiritiste") trouve ici de forts intéressants échos. Les recherches "psychologiques" de l'époque (qui voit aussi un boom des études psycho-pathologiques) ont parfois fait la part belle à certaines échappées para- (voire même carrément pseudo-) scientifiques (c'est le temps béni des médiums de salon, des télépathes et des tables tournantes), auquel notre ami Bergson a largement eu sa part (ce qui est un secret de polichinelle pour quiconque connaît bien son œuvre). Ainsi, si un commentateur comme Deleuze a pu largement passer sous silence la dimension ésotérique du philosophe, il y aurait pourtant une belle (contre-)histoire de la pensée bergsonienne à écrire en lien avec son attirance pour le magnétisme et autres tendances télépathiques (nous laisserons ça à un autre thésard à venir! lol Peut-être même ce ou ces livres existent-ils déjà, qui sait?).
Pour en revenir à notre recueil, une (longue) nouvelle comme A Brûler! de Jules Lermina - autre auteur très très intéressant du recueil, qui a produit des textes assez fascinants comme Les Fous ou encore l'inspiré La Deux fois morte (sous forte inspiration Poe-ienne), qui s'inspirent explicitement des "recherches" para-psychologiques de l'époque -, bâtie autour de l'hypothèse du "corps astral" (la possibilité de disjoindre par la force de la volonté son esprit de son corps et d'en tirer des bénéfices) avec pour toile de fond l'ésotérisme indien (l'esprit de Schopenhauer plane sur cette nouvelle!), évoque très fortement (et de manière bien moins intellectualisée / dissimulée) les thèses bergsonniennes sur la mémoire qui se conserverait "en-dehors de nous-mêmes" (de notre cerveau) et tout son dualisme corps-esprit qui, bien que souvent implicite, oriente en profondeur nombre de ses pensées et développements philosophiques.


De manière plus générale, on ressort frappé, à la lecture de ces nouvelles, par ce "fantastique du réel" décrit par Nathalie Prince dans son introduction (reprenant là une expression du belge Edmond Picard): dans une époque à bien des égards positiviste, qui se détourne définitivement des vieilles croyances et donc d'un certain fantastique un peu "naïf", on assiste à un renouvellement du genre horrifico-fantastique, davantage tourné vers un quotidien (très) prosaïque, et donnant une très large place à la folie, aux subjectivités qui déraillent et se perdent, aux pulsions les plus malsaines et morbides. Il est d'ailleurs très parlant, et très très cohérent et pertinent, que Nathalie Prince introduise systématiquement ses sous-parties par des articles de journaux de l'époque revenant soit sur des faits-divers macabres, soit sur certaines des grandes obsessions morbido-décadentes de l'époque ; je me suis d'ailleurs étonné que Nathalie Prince ne dise pas plus explicitement dans son introduction toute l'importance, pour comprendre cette littérature, du développement de la presse à grand tirage qui fait à bien des égards rentrer cette époque dans l'ère du "fait-divers" dont toute une partie des torch...euh, je veux dire des journaux et autres magazines de nos sociétés "développées" ne sont pas encore sortis à l'heure actuelle (en sortiront-ils d'ailleurs un jour désormais à l'heure d'internet???).


On est ici, dans beaucoup de nouvelles centrées sur la question du basculement (ou non) dans la folie, en plein cœur de ce fantastique qui était visé par Todorov lorsqu'il décrivait (de façon extrêmement limitative, confondant une partie avec le tout) le fantastique comme ce moment de l'hésitation entre l'étrange et le merveilleux (cf. par exemple les célèbres nouvelles fantastiques de Maupassant qui parsèment le recueil - même si certaines d'entre elles échappent aussi à ce modèle -, ou encore Véra de Villiers de L'Isle-Adam, ou encore la très intéressante Béatrice de Marcel Schwob, et beaucoup d'autres...). Cependant, le recueil lui-même offre aussi largement les ressources pour faire exploser cette définition:



  • beaucoup de nouvelles ne s'appuient pas sur la trope de l'hésitation,
    mettant, pour un part d'entre elles, en avant de façon frontale des événements "surnaturels"
    (cf. par exemple la frappante Le Rendez-vous de Maurice Renard, A
    brûler
    ou La 2 fois morte de Jules Lermina...). Je ne partage
    d'ailleurs pas vraiment les vues de Nathalie Prince sur le sujet,
    lorsque, dans son introduction, elle tend très largement à réduire la
    pensée surnaturelle de l'époque, en lien avec les progrès
    scientifiques de son temps, à une pure attitude esthétique de la part
    d'auteurs tous présentés peu ou prou comme des sceptiques
    rationalistes qui voueraient simplement une grande nostalgie au
    surnaturel d'antan...Cela est largement démenti par le profil de
    nombres des auteurs présentés ici qui se sont vivement intéressés à
    l'occultisme, aux capacités des médiums et autres visionnaires de ce
    temps (dont beaucoup se vantaient tout de même de pouvoir dialoguer
    ou interagir directement avec les morts...) et ont versé (cf. nos
    digressions sur Bergson supra) dans la pseudo-science...Le versant
    "épistémologique" du surnaturel (ce qui est admissible comme phénomène "normal" par
    la rationalité d'une époque vs. ce qui ne l'est pas), s'il s'est largement modifié et
    n'est même peut-être plus le moteur principal du fantastique de cette
    période, n'en est pas pour autant absent!


  • Encore plus nombreuses, de nombreuses nouvelles demeurent
    simplement arrimées du côté de l'étrange, en présentant des
    événements "réalistes" qui tranchent cependant par leur caractère
    éminemment excessif et outrancier. Visant en particulier cette
    catégorie de textes, Nathalie Prince reprend la description frappante
    de Péladan (auteur français de cette période) qui voit dans le
    fantastique de son temps un genre qui cherche non plus tant à
    "controverser la logique" qu'à "révulser la norme". Le
    surnaturel ne naît plus alors tant de considérations
    épistémologiques que de
    considérations morales (des êtres humains qui par leurs comportements
    déviants et extrêmes se mettent littéralement hors-nature). J'ai
    notamment retenu de ce recueil 2 auteurs particulièrement inspirés
    pour ce qui est de ce fantastique morbide: Marcel Schwob, qui signe
    avec Les Sans Gueules une histoire des plus glaçantes sur des
    "gueules cassées" (ce bien avant la WWI !), avec des accents qui
    annoncent même l'eroguro japonais! Tout aussi tordue - mais dans un
    style plus poétique - la nouvelle Arachné du même auteur constitue de son côté un
    des sommets de l'anthologie en matière d'écriture. Dans le même
    genre, un auteur comme Jean Richepin peut se vanter, avec sa Machine à
    métaphysique
    , d'avoir écrit là une des nouvelles les plus décadentes
    et dégoûtantes du recueil (à vous donner des maux de dents - ceux qui la liront comprendront! lol),
    reprenant un thème récurrent des textes fantastico-morbides de cette "belle époque"
    qu'est le dévoiement, dans ses conséquences les plus physiques, d'un
    idéal à la base purement "rationnel" / intellectuel. D'autres de ses
    nouvelles comme Le Disséqué (sur un thème proche de la précédente)
    ou encore L'Assassin nu (retranscription d'un fait-divers sanglant
    avec chute ironique) font également un bien bel effet sur le lecteur.



Pour conclure cette longue critique: l'ouvrage me semble un vrai incontournable pour peu que vous vous intéressiez à cette période historique et littéraire! Nathalie Prince nous offre ici un incroyable condensé de la littérature et de la pensée fantastique de cette époque, m'ayant permis au passage de rencontrer un nombre incalculable d'auteurs que j'aurais eu bien du mal à découvrir dans d'autres contextes (hormis pour une poignée d'entre eux parmi les plus connus, trouver les écrits de beaucoup des auteurs de cette anthologie relève de toute évidence de la gageure...).
Le tout se conclut en outre par une bio(biblio)graphie détaillée de tous les auteurs abordés dans le recueil! Le travail de sélection a de toute évidence été monumentale et Nathalie Prince est de toute évidence dotée d'une connaissance absolument dantesque de la production littéraire de cette époque décadente, dont elle nous fait pleinement profiter ici!


Allez, puisqu'il faut bien chipoter un peu, on pourra regretter que quelques textes (mais pas tellement) soient tout de même assez anecdotiques (après il y en a un peu pour tous les goûts, donc j'imagine que cela reste subjectif); que le mode de classement des textes, par thématiques - certes efficace par ailleurs - engendre fatalement quelques sentiments de répétitions entre les nouvelles, rendant parfois fatigante une lecture intensive sur une longue durée; et que (petit détail en apparence mais qui aurait été très apprécié par moi) la date de parution des nouvelles soit clairement indiquée au début de chacun d'entre elles! En l'état, très difficile de se repérer chronologiquement entre les auteurs et les nouvelles, ce qui est bien dommageable pour un ouvrage de cette richesse.

Tibulle85
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le 3 sept. 2019

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