Incontournable Poésie Avril 2025



C'est amusant que ce petit recueil de poésie porte ce titre, car il correspond assez bien à atmosphère générale de la collection dont il fait parti. Les poésie de Courte Échelle abordent toute sorte de thèmes sociaux, avec souvent une touche de légèreté qui les rend très accessibles. Donc, de quoi est-il question avec ce nouveau membre? De santé mentale, mais pas dans l'axe qu'on lui prête souvent impulsivement. La santé mentale, c'est l'équilibre psychique, la santé de l'esprit et elle est trop souvent négligée ou mal connue. On commence à comprendre qu'un problème ou un trouble de santé mentale a un impact sur le vie quotidienne au même titre que la santé physique, alors pourquoi sommes-nous encore gênés d'en parler? Ici, à hauteur d'adolescent.e, on plaide pour une bienveillance envers soi et on imagine comment chouchouter notre esprit, comme on aime chouchouter son corps. Une réflexion intéressante et pertinente, qui concerne tout le monde.


Notre narratrice est une adolescente qui vit une 'mauvaise journée", de celle où elle se fait surprendre par ses menstruations, manque le bus, échappe un cartable qui s'ouvre et recrache toute ses feuilles, vraiment, une accumulation d'irritants. Ce qui est d'abord intéressant de constater dans ce qu'elle raconte, c'est que parfois, ce n'est pas tant une grosse mauvaise nouvelle qui peut nous miner, mais une successions de journées truffées d'irritants et pauvres en gratifications. Et l'adolescence, avec ses changements corporelles, ses questionnements existentiels, ses affirmations d'identités et sa charge émotionnelle un peu bordélique, ça peut vite devenir lourd sur les épaules.


Il y a un moment charnière parmi les vers, où je suis totalement d'accord avec le propos de l’autrice: Nous devrions avoir le droit de prendre des journées et des moments pour s'occuper de notre bien être mental. Car c'est bien de cela qu'il s'agit quand on parle de prendre soin de sa santé mentale, de "bien-être". De ce constat me vient des réflexions sur les impératifs sociaux qui tolèrent mal la déprime, la mélancolie et l'ennui, ces émotions mal aimées qui sont néanmoins aussi importantes et fonctionnelles que les autres émotions. Se donner le droit de vivre son cafard en paix devrait être aussi logique et approuvé que le droit de vivre son gros rhume au chaud dans son lit, entre soixante mouchoirs pleins et trois bols de chocolat chaud. On ne sent pas souvent le droit de vivre sa tristesse, son envie de ne pas sourire ou plus généralement sa lassitude.



Il y a encore souvent cette idée qu'il faut préserver les apparences, sourire pour les autres, afin de ne pas laisser transparaitre le mal être qui règne en-dedans. Pourtant, quel inconfort c'est que de ne pas laisser nos messagers, nos émotions, jouer leur rôle. Quand l'autrice évoque les "ça ira mieux", les "vois la vie du bon côté", les "arrête de chialer", j'entends ces impératifs sociaux qui ne veulent pas laisser de place aux émotions jugées désagréables. On ne peut pas vivre de joie constante, et la simuler revient à rendre la rendre malsaine, car elle n'est pas réelle, ni sincère. Or, c'est un peu à ce message ambiant de vivre heureux à tout prix aux yeux des autres que s'attaque l'autrice avec sa narratrice, à mon humble avis. Parfois, on devrait simplement dire oui à la déprime, se claquemurer dans sa chambre pour enfourner des livres, se gaver de musique, danser sa vie, hiberner sporadiquement, peut importe ce que la personne a besoin pour se sentir plus en adéquation avec son ressenti. À ignorer les messages de nos émotions, on ne fait que retarder leur inévitable mise en garde ( et elle risque de sortir au mauvais moment de façon inadéquate en plus).


Je remarque aussi un élément qu'on aborde de plus en plus: l'anxiété de performance, une anxiété liée aux situations d'évaluation. Une saine anxiété permet de s'atteler à se préparer pour l’évaluation et se sentir prêts à lui faire face, mais une anxiété envahissante donne généralement un stress trop important et peut nuire à ces préparatifs. Surtout, cette anxiété rend parfois incapable de voir les réussites, car l'attention est concentrée sur ce qui manque. Alors quand je vois la narratrice en détresse face à un 82%, on peut se demander si ce n'est pas là un symptôme d'anxiété de performance. Cette note prend une place quelque peu disproportionnée dans son esprit, comme on peut le lire par la suite et c'est cette obsession qui indique un état de stress envahissant. Ce qui est également triste, c'est que notre narratrice tente à tout prix de se convaincre que "82 c'est bon". Mettre autant d'énergie à se convaincre que cela lui convient ne va pas changer le fait que ce n'est manifestement pas le cas, au contraire. Et cet état de non-contentement face à ce qui constitue une réussite laisse entrevoir à quel point sa confiance envers elle même est facilement ébranlée et avec quelle facilité elle amenuise ses réussites. Ce ne sont pas là des signes très encourageants de bonne "santé mentale", dans son sens "d'équilibre".



Au tiers du recueil, la narratrice, excédée par sa mauvaise journée, fait alors une surprenante action: Elle quitte l'école et rentre chez elle " pour guérir de ce qui échappe aux yeux" ( sa santé mentale et son estime de soi malmené, ou plus globalement, sa détresse psychologique).


La seconde partie du livre, "Mes constellations" se consacre donc à un exercice que je trouve excellent dans son approche: se faire une sorte de "bouillon de poulet" pour l'âme ( oui, il existe un livre qui porte ce nom). Être professeur, autant pour les enfants que les ados, je leur ferai probablement faire un exercice analogue, car je trouve que l'enseignement devrait comporter un soucis beaucoup plus aigu pour la santé mentale des jeunes. Après tout, de bonnes habitudes dans les soins de son "soi", il me semble qu'on devrait nous en livrer quelques bases tôt dans la vie, pourquoi ne pas commencer à l'école? Je ne répéterai jamais assez à quel point on devrait parler de psychologie: ce qu'est l'estime de soi, ce que sont les diverses personnalités et les tempéraments, quels sont les besoins primaires des besoins superflus, ce que sont les valeurs et ce qu'est l'identité.


Une des dimensions abordée est le besoin de contrôle, avec cette allégorie sur le jardin. Il y a certaines choses qui nous reviennent et sur lesquels nous avons un pouvoir d'agir, mais tout ne peut être contrôlé. En claire, il faut savoir accepter la souplesse et la surprise. Avoir une pelouse toujours droite et sans aspérités, c'est quelque peu utopique, mais avoir quelques brins par-ci par-là qui poussent sans contraintes, c'est accepter de se donner un peu de liberté et d'espace à l'inattendu. L'anxiété est généralement liée à un besoin excessif de contrôle, pour justement éviter au maximum les imprévus et les situations potentiellement stressantes, mais ce besoin de contrôle peut rapidement nuire à l'estime de soi et à l'équilibre mental, car la personne reste en perpétuelle vigilance. Cette dernière ne permet ni le repos, ni le plaisir ni la confiance, c'est tout simplement intenable comme exercice. Il faut aussi dire que de ne pas avoir le contrôle sur tout n'est pas synonyme d'échec ou de faiblesse, contrairement à ce que pensent bien des gens anxieux.


Ensuite, une partie que j'aime aussi est cet exercice que la narratrice fait sur ce qu'elle "aurait eu besoin" de ce jour-là. On traite peu ou mal des besoins psychologiques des gens et on oublie que l'adolescence, un tronçon particulièrement tumultueux sur la ligne de notre vie, vient avec des modifications et une évolution de notre psyché. Nommer et valider ses besoins permet de mieux les comprendre et les définir. Cela permet de mettre de l'avant des priorités et mieux cerner les messages véhiculés par les émotions.


Il y aura toute sorte de petits exercices intéressants, des allégories, des constats, des lettres à soi, dont je trouve la pertinence particulièrement intéressante. Il y a un narrateur, en nous, qui parfois peut se transformer en terrible dictateur, alors qu'il peut aussi être notre meilleur ami. Nous entretenons un discours intérieur qui se module selon bien des aspects: la confiance en soi, le "surmoi" ( notre "juge" interne), nos besoins et nos souhaits. Dans le cas de notre narratrice, clairement, cette petite voix bienveillante veut se faire entendre, elle a de choses à dire, mais il semble que durant un certain temps, c'était plus le dictateur qui avait le monopole du discours interne. Qu'elle se mette en tête de s'écrire, de se dire qu'elle a besoin d'aide, que de se faire du mal pour avoir moins mal psychologiquement n'est pas souhaitable ni viable, qu'elle s'écrive qu'elle veut changer les choses, un petit pas à la fois, je trouve ça beau et je trouve ça sincère. Personne ne veut être son propre bourreau, mais malheureusement, pour toute sorte de raisons, pleins de gens le vive au quotidien. On peut tout-à-fait être son propre instrument de destruction systémique.


Je retiens, enfin, les pistes de solutions proposées: D'abord, admettre la situation, lui coller des mots, des émotions, des situations et des conséquences. Puis, se donner du temps pour réfléchir, introspecter, mettre en relief quelque chose de très abstrait et pas toujours facile à mettre en mots et en formes. Vient ensuite le réconfort, le "douillet psychologique", le dorlotement envers soi, l'écoute envers soi, la tendresse et le bienveillance pour soi. On cherche à trouver les bons pansements à mettre sur un vieux bobos qui ne saigne certes pas, mais qui fait du mal. Pour y parvenir, l'écoute de ses besoins est essentiel, la prise de conscience de ses limites en est un autre, trouver des allier pour se faire épauler ( amis sincères, parentés, spécialistes, proches de confiance, etc) et je dirais, puisque c'est là la force de la narratrice, employer ses intérêts et capacités pour se guérir. La narratrice, à l'aide de la lecture, du dessins, de la poésie, grâce à son indéniable sens artistique et son intelligence émotionnelle sensible, parvient à dresser un état des lieux psychologique somme toute cohérent et pertinent. Ses allégories et ses illustrations symboliques sont autant de façons de mieux visualiser son ressenti intérieur et ses enjeux liés à sa santé mentale. Pour d'autres gens, ce seront les médiums de la musique, de la danse, des activités physiques, de la littérature, de tout intérêt expressif que ce soit. Ce sont de bons canalisateurs d'émotions et de bonnes façons de s'exprimer sainement. Ce sont donc aussi des facteurs de protection psychologiques et des outils précieux dans un processus de guérison et d'appropriation de ses propres enjeux. Ce ne sont pas que des passes-temps ou des champs d'intérêts. Ils peuvent être des outils et des facilitateurs.



J'aime beaucoup ce petit livre, qui m'aura beaucoup inspiré à écrire cette critique. Il n'est pas seulement beau dans sa forme, il est tellement important dans son sujet. Madame Grenier ouvre une porte qui ne devrait pas être si facilement ignorée, celle de la bienveillance envers soi. Entre les lignes, il est également question d'une forme d'auto-maltraitance, tant physique que psychologique. Physique en raison des bleus sur les bras de son personnage, dont on devine la tendance à la mutilation, psychologique avec cette "voix dictatrice" qui prend trop de place sur la voix bienveillante et conciliante. Je pourrais élaborer encore longtemps sur la responsabilité sociale et macrosociologique derrière ces si nombreux jeunes qui sont durs envers eux, vulnérables dans un système qui prêche l'excellence tant académique que sociale, parfois beaucoup trop. Mais ce serait ouvrir un grand débat très gros et complexe. Reste que c'est un axe de réflexion qu'on peut avoir avec ce petit livre, qui dit tant en si peu de mots.


Une belle œuvre jeunesse, dont la plume douce et sensible pose un sujet lourd et complexe, mais au combien important, voir incontournable.


Pour un lectorat jeunesse adolescent à partir du 1er cycle secondaire, 12-15 ans+


P.-S: Des numéros d'urgence sociaux sont disponibles à la fin, ainsi que des idées de références possible dans le cercle social des jeunes ( intervenants, personnes de confiance, amis, spécialistes, famille, enseignants, etc).

Shaynning

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