Plexiglas
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Plexiglas

livre de Antoine Philias (2023)

Nicolas Mathieu et Michel Houellebecq sur la ZAC de Cholet

La lecture n'est jamais un acte décorrélé de toute réalité matérielle. Il se trouve que ce Plexiglas est non seulement le cadeau d'un ami, mais aussi le livre sur lequel je me suis jeté après avoir achevé le Musso que je devais rendre à la bibliothèque, assoiffé de littérature et rempli d'espoir d'une écriture un peu stimulante. Ce préambule pour bien souligner que les éloges qui suivent ont été réfléchies à froid, et ne sont pas le résultat d'un concours de circonstances. Mais quand même, mettez-vous à ma place : encore engourdi par le scénario abracadabrantesque de Musso, j'ouvre ce Plexiglas, et paf, je suis comme frappé par le bonheur de la littérature. On se trouve face à un écrivain.

Déjà, vous ouvrez le livre, et la première chose que vous voyez est une carte de la ZAC de Cholet. L'auteur a du panache et annonce clairement de quoi on va parler. Du réel le plus concret, de notre réalité matérielle et urbanistique, de ces territoires gentiment snobés par la littérature bourgeoise et parisienne qui n'a jamais mis les pieds à Cholet (ceci dit, moi non plus), et encore moins dans une ZAC en périphérie d'une ville moyenne. Ce n'est pour autant ni du journalisme ni de la sociologie, deux modes d'écriture et d'appréhension du réel, mais bien un roman. L'auteur transcende, transfigure la réalité par l'écriture.

Après la carte de la ZAC, le roman s'ouvre sur la description d'un centre commercial Carrefour. Il faut quand même oser ! Antoine Philias n'épargne rien au lecteur, ni les enseignes, ni les marques, ni cette impression désagréable de parenthèse irréelle mais pas spécialement enchantée qui vous saisit quand vous entrez dans une galerie marchande. Ces mondes clos sont à la fois coupés du monde et les artefacts les plus représentatifs de notre société capitalo-consumériste.

Carrefour est un casino où tout est fait pour que l'expérience soit ludique, le passage du temps dissimulé. On pourrait être mardi ou jeudi, en mars ou en août, à Metz ou à Toulouse, tout est possible tous les jours. (p. 10)

Cette galerie commerciale est le vrai personnage principal du roman. C'est là qu'Elliot, choletais expatrié à Rennes le temps de ses études abandonnées, atterrit le 31 décembre 2019 avant de retourner dans son pied-à-terre familial. Il y rencontre Lulu, personnage sublime, caissière cinquantenaire qui pourrait être sa mère, et vont se lier d'amitié. L'auteur raconte la vie des déclassés, des petites mains du capitalisme, du prolétariat de la modernité libérale hypocritement vanté comme "essentiel" pendant l'épidémie de covid, grâce à l'astuce de cette galerie commerciale qui est aussi une galerie de personnages. Antoine Philias montre à travers eux la diversité de ce qu'on appelle les classes populaires.

Le roman est d'une ambition folle : il revient sur cette année 2020, s'attaque à ces gros morceaux de littérature que sont les Gilets jaunes (rappelant le beau roman d'Aude Lancelin, La Fièvre) et le covid, vu depuis un Elliot confiné et une Lulu en première ligne. Il ressuscite masques, attestations, couvre-feux, limites de déplacement, allocutions de Macron qui nous paraissent déjà si loin. Grâce à la construction narrative, chapitrée selon des fêtes populaires qui sont autant de fêtes commerciales (Saint-Sylvestre, Saint-Valentin, Pâques...), l'auteur montre son art de l'ellipse et déploie une année en 230 pages. Il explore aussi (l'impossibilité de) l'amour contemporain, où Elliot, jeune homosexuel accro à Tinder, rejoint Lulu, dans des pages évoquant Nicolas Mathieu à son meilleur :

Un éloignement sans rancune tant elle avait apprécié sa compagnie. Cet été où elle avait retrouvé un cœur de gamine, son corps. Mais elle ne voulait pas refaire sa vie. Pas comme ça. Pas parce qu'il y a besoin qu'il y a envie, avait-elle expliqué à Elliot, dans la même situation sentimentale. On est bien comme ça. À se suffire. Émancipé il avait dit. (p. 203)

Nicolas Mathieu encore, dans l'acuité sociale et les descriptions de territoires enclavés, sans perspective, avec Cholet à la place de la Lorraine mais le roman aurait pu se dérouler dans n'importe quelle sous-préfecture tant les zones commerciales périurbaines se ressemblent. Le roman fait aussi penser à Michel Houellebecq, dans sa critique de l'impasse dans laquelle le libéralisme triomphant nous a tous plantés et l'entrée du supermarché dans la littérature. Sans le lyrisme du premier et l'aigreur du second, Antoine Philias écrit l'espoir de la lutte, du collectif, de l'humanité et de la bonté des individus capables de s'unir à contre-courant de l'ultra-individualisme ambiant. Le plus beau, c'est qu'il écrit. Il ne revendique pas, il ne dénonce pas : il suggère, décrit, montre, raconte. Les armes de la littérature.

Les vaches qui avaient l'habitude de brouter autour du parking de Noz ont disparu. (p. 86)

On voit tellement de quoi il parle, de la disparition du monde, de la nature et de la beauté sous les coups de l'extension du domaine du capitalisme. On a envie de pleurer. On en reprendrait 200 pages.

antoinegrivel
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le 23 déc. 2023

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Antoine Grivel

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