«Ce sont des portraits crachés, comme ça, en l’air, et qui devaient un jour me retomber dessus.»

Les portraits crachés d’Yves Pagès sont comme des pièces détachées, silhouettes esquissées en seulement quelques lignes, des micro-fictions aux chutes souvent brillantes, des portraits qu’on pourrait insérer dans des histoires plus vastes. Dans cet effeuillage, avec Elisa, Ulrich, Alexis, Charlotte et tant d’autres, on parcourt les failles et les déraillements de trajectoires individuelles biscornues, obsessionnelles, tristes ou drôles mais très souvent fragiles.

Dans la continuité de "Petites natures mortes au travail", on y croise les habitués des boulots précaires, des individus pris dans des routines absurdes, des gênes ou des psychoses familiales, les prisonniers mentaux de la marchandise à l’image Elisa, ancienne caissière dans un magasin hard discount et dont l’espace mental est resté encombré des codes des 800 produits du supermarché, les individus vivant aux marges dont le portrait prend sous la plume d’Yves Pagès la coloration d’un humour désespéré, comme avec Lucien, désargenté structurel, clochard qui, en cas d’aumône humiliante, «ne manque jamais de sortir sa propre carte bleue. Arrivée à expiration il y a vingt-deux ans, jamais avalée depuis.»

«Rentrée de septembre oblige, le collégien Michel remplissait sa énième fiche de renseignement, une par matière enseignée. Profession de la mère ? rien de plus simple : "néant". Quant au père, ça dépendait des fois : "Docteur des facultés", "Haut factionnaire", "PéDéGé", "Cadre extérieur", "Marchand de Bien", "Général contrôleur"… et même, en dernier choix, l’imagination venant à lui manquer, mettons, euh : "Chef de famille". Il eut été facile d’acculer l’élève à dire la vérité, mais conciliabule dans la salle des professeurs, on pressentit dans son cas spécial quelque événement traumatique – un divorce en cours, un licenciement sec, sinon un deuil récent -, bref un lourd secret qui poussait cet élève à mentir par élucubration.

Difficile pour Michel d’avouer que son père n’était que "palefrenier aux écuries de la Garde Républicaine" et qu’après chaque sortie équestre, sous les fenêtres du collège où excellait son fils, il trainait en queue de cortège pour ramasser à la pelle les kilos d’excréments de ses protégés. »

Yves Pagès ressemble à Judith, qui jouit d’un odorat surdéveloppé, et qui est dégoûtée par ceux qui «ne sentent rien». Grâce à sa plume, il décrypte ces trajectoires curieuses, avec des bifurcations en coude, des abimés de la vie dans un monde en décomposition, mais leur redonne souvent un charme distancié, comme dans cet autoportrait où il se dédouble en deux versions de lui-même, tous les deux exemptés du service militaire, l’un l’ayant voulu, et l’autre absolument pas.
MarianneL
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le 8 mars 2014

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