"Qui aurait pu prédire ?" continuent de nous assener des élus qui se revendiquent du camp de la raison et clament une politique qui sera "écologique ou ne sera pas". Indignité totale, cynisme éhonté.
Printemps silencieux démontre que tout était déjà dit depuis 60 ans. Soixante ans. L'impact direct terrible des pesticides sur le vivant, les conséquences dramatiques de ces produits sur notre santé, la complaisance voire l'appui de la puissance publique à leur diffusion, le mépris de la recherche scientifique et de la parole des spécialistes, la place de l'homme parmi et pas au-dessus du vivant, l'approche écosystémique, la bioaccumulation, la permanence des produits dans l'environnement, la mort des rivières, des forêts, des prairies... Rachel Carson avait tout vu, tout synthétisé, tout vulgarisé.
Les données environnementales et sanitaires actuelles illustrent ses sinistres prévisions : l'effondrement des populations d'insectes et des oiseaux des milieux agricoles est avérée, l'explosion des cancers y compris infantiles frappe toutes les familles et alourdit la charge de nos systèmes de santé, la crise des rendements agricoles par l’appauvrissement des sols menace l'alimentation mondiale, la dégradation tragique des conditions de vie des agriculteurs conduit à une très forte prévalence des suicides chez cette population. Et cela fait soixante ans que les élus et les industriels se bouchent les yeux et les oreilles et nous bernent de faux problèmes.
Ce livre d'une importance capitale pour l'écologie politique n'a pas usurpé sa popularité. Il est clair, lisible, passionné, factuel, pédagogique, optimiste. Assez redondant aussi parfois, témoignant d'un travail d'édition défectueux. Et certaines des pistes de lutte biologique contre les "ravageurs" proposées avec enthousiasme par l'autrice démontrent aujourd'hui leurs failles, avec un déséquilibrage des écosystèmes souvent pire que le problème contre lequel elles étaient censées lutter.
Cet essai primordial a deux angles morts au moins : il n'interroge pas les pratiques agricoles intensives qui ont émergé après guerre dans l'émergence et la consolidation des impacts des "ravageurs" ; il ne cherche pas à creuser à qui profite le crime et comment le complexe militaro-industriel issu de la guerre a su recycler le fruit de ses recherches funestes, ni comment s'est noué le pacte antidémocratique entre les grandes industries agro-industrielles et les pouvoirs publics. Mais depuis, combien d'auteurs et d'autrices les ont méticuleusement documentés pour s'entendre dire ce genre de connerie ?