Propos sur le bonheur
7.4
Propos sur le bonheur

livre de Alain (1925)

      Élève du redoutable Jules Lagneau, excellent professeur de philosophie, objet d'exaltation de la part de ses élèves,  Emile Chartier ne fut pas un panégyriste ou un hâbleur comme certains de ses contemporains s'amusaient à le prétendre ; il fut un véritable philosophe. 
Son œuvre et son existence, enfouies dans les tréfonds du vingtième siècle, regorgent pourtant de trésors cachés. Alain, à tort ou à raison, préféra toujours l'honnêteté et la simplicité à la grandiloquence conceptuelle des penseurs du siècle, quoiqu'en disent ses fulminants détracteurs.
Ses successeurs n'ont pas fait mieux. Sartre, les yeux à la dérive, étudia la phénoménologie husserlienne et l'ontologie heideggérienne afin d'en synthétiser une immondicité textuelle. Deleuze construisit une pensée nietzschéenne et révolutionnaire tellement diabolique qu'il en oublia de se couper les ongles, et Althusser, de son propre chef, se condamna à porter le marxisme sous sa plume tel Atlas voué à porter la terre sur ses épaules – j'ironise ces trois bonhommes, mais en réalité je les respecte énormément. Or, Alain, qui fut leur aîné, ne marqua pas les esprits contemporains autant qu'eux. Avant et au-delà de toutes ces élucubrations, il essaya tant bien que mal d'invigorer le cartésianisme, en vain malheureusement.
Et pourtant, nulle affliction ne ressort de son œuvre, et surtout pas des *Propos sur le bonheur* : «  les vrais malheurs, je n'en ai rien écrit » avoue-t-il dans la *Dédicace à Mme Morre-Lambelin*. Ici, on se laisse agréablement porter par la plume de l'écrivain, classique et remarquable, qui contraste d'ailleurs avec sa pensée pragmatique. 
La forme des *Propos* – genre littéraire qui fut manifestement inventé par Alain sans qu'il ne l'ait voulu – permet à l'auteur de synthétiser sa pensée, et au lecteur d'y associer les siennes ; autrement dit cette forme laisse libre cours à l'imagination, à l'invention : « c'est la forme même du Propos qui rompt l'unité du développement ; chaque Propos se retourne sur soi et se termine sur soi » (*Propos sur la religion*, avant-propos).
Outre cet avantage, il est évident que les Propos sont liés à la méthode de penser d'Alain, c'est-à-dire au refus du système déductif, de la raison au sens kantien du terme. Le Propos est avant tout une réflexion effective, qui nécessite d'être vécue comme un entretien ou une expérience.
Mais venons-en au fait : Alain nous invite avec aménité à découvrir le Bonheur, son Bonheur, à vivre cette incroyable expérience à ses côtés. Comment pourrions-nous refuser ? Il faut dire que son discours est séduisant ; il s'apparente davantage à du rocambolesque qu'à de la philosophie, et pourtant !
Alain fit en effet le choix d'outrepasser les codes et manières des traités obscurs, la technicité sans fin du vocabulaire philosophique, les ribambelles de citations et autres billevesées qui meublent de fond en comble ces discours, au demeurant fort pâles.
Alain, avec beaucoup de désinvolture et de dérision, s'est plutôt contraint à écrire *ex nihilo* selon l'humeur et l'inspiration, à décrire ce qu'était ou ce que n'était pas le Bonheur, tantôt avec gaieté, tantôt avec amertume. Il n'a pour autant jamais délaissé l'esprit folichon et jovial qui transparaît de ses œuvres et de son existence : « la réputation que j'eus désormais d'improviser et de m'amuser. Je n'ai rien fait pour vaincre ces préjugés » (*Histoire de mes pensées*).
En tant qu'humaniste et philanthrope, Alain a toujours souhaité maintenir une proximité entre lui-même et ses lecteurs. Ainsi, tout au long du livre, c'est une atmosphère chaleureuse qui accompagne les pensées de l'auteur. En témoignent les différentes apostrophes et autres familiarités qui habitent les Propos :  « Ce que je vous souhaite, c'est de ne pas dire et aussi de ne pas penser que tout va de mal en pis (*Propos sur le Bonheur*, Jérémiades). Le bonheur est universel ; cela ne fait pas l'ombre d'un doute.
Nombreuses sont les images qui s'entremêlent, et qui parfois se juxtaposent à des pensées limpides. Implicite et explicite, concret et abstrait marchent main dans la main dans cette forêt de Propos pleine de joyeusetés, et ce pour le plus grand plaisir des lecteurs.
En définitive, cet excellent texte offre la possibilité à quiconque de découvrir l’œuvre cyclopéenne et la personnalité savoureuse d’Émile Chartier tout en purifiant son esprit des jugements à l'emporte-pièce qui jadis ternirent son travail.
Ataraxia
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le 7 mai 2016

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Ataraxia

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