La littérature grecque antique, telle qu’on peut encore la lire, est souvent le fruit de reconstitutions minutieuses de la part d’éminents philologues, qui reconstituent des textes à peu près cohérents à partir de manuscrits en lambeaux datant d’il y a sept cent à mille ans, entachés d’erreurs de copie qui adultèrent le sens des textes. Cela leur permet de nous livrer des œuvres que nous percevons comme homogènes et rédigés de la main d’un seul auteur.

Mais les copistes des manuscrits médiévaux, pas plus que les copistes antiques dont ils transmettaient les travaux, n’avaient forcément ce souci de classement homogène. Par exemple, les poètes bucoliques grecs, dont il est question ici, nous ont parfois transmis leurs écrits par l’intermédiaire d’anthologies thématiques (Poètes Bucoliques Grecs, la « Couronne » de Méléagre, Anthologie Palatine...) qui mêlent les pièces poétiques d’auteurs divers selon d’autres logiques que de les classer par nom d’auteurs.

Pour attribuer les poésies bucoliques à tel ou tel auteur (enfin, quand on a un nom sous la main, car certains écrits sont voués à rester définitivement anonymes...), les éditeurs se livrent à de savantes critiques textuelles, portant sur l’inspiration, les redites de vocabulaires, les tournures grammaticales, les figures de style... Ph.-E. Legrand, auteur de l’édition des « Bucoliques Grecs » dans la « Collection des Universités de France », nous livre de beaux morceaux de discussion philologiques et littéraires, pour savoir si tel poème est de Théocrite ou pas. Le plus souvent, il aboutit à une incertitude, et ce d’autant que certains manuscrits se sont amusés à faire des collages plus ou moins heureux d’extraits poétiques issus d’auteurs différents...

Parmi les pièces d’attribution contestée à Théocrite, on trouve dans ce volume deux poèmes portant le même titre : « Les Chanteurs Bucoliques », où deux jeunes garçons – impubères, c’est précisé – se livrent à un concours de chants très bucoliques, dont l’intérêt majeur est le fort sentiment de la nature qui s’y manifeste : vallons, sources, herbages, vaches, veaux, chèvres, rossignols, miel, lait, loups... Quand on est déclaré le meilleur, on gagne une houlette, ou un coquillage... Où l’on constate que le principe de la « Star Academy » ne date pas d’hier, mais aussi que les honneurs que l’on en escomptait étaient beaucoup moins monétisés. Ceci dit, ces deux poèmes n’ont pas le charme raffiné de ceux de Théocrite, mais font un peu stéréotype bucolique reflétant la vie de bouseux qui trouvent des charmes aux meuglements des bêtes. Finalement, si c’est là leur sentiment du beau, peut-être que nous n’avons pas perdu grand’ chose à n’en pas détenir d’enregistrement...

En restant dans le registre amoureux, on compatira avec ce « Jeune Bouvier » dédaigné par la belle Eunica, en raison de sa saleté et de son air rustre. Pas étonnant : Eunica est de la ville, et il y a gros à parier que c’est une petite pétasse vaniteuse méprisant les « vilains », et contribuant à fonder ainsi la tradition des valeurs négatives jetées par les « urbains » sur les « ruraux ». Le rapport psychologique est en train de s’inverser, d’ailleurs... « L’Amant » expose le désespoir et le suicide d’un homme d’âge moyen, rejeté par le bel éphèbe qu’il convoite ; on n’est pas loin du « Carpe Diem » d’Horace, et les sentiments y sont exposés avec force.

Plusieurs pièces s’éloignent nettement du genre « idyllique » pour s’apparenter à la fable ésopique ou à l’épisode mythologique : « Le Voleur de Miel » met en parallèle les piqûres infligées par une abeille et celles infligées par Eros, ce qui est charmant. « Les Pêcheurs » convoquent le vieux thème du « Poisson d’Or », qui donne l’illusion – fugace – que l’on peut vivre de ses rentes sans travailler. Ce poème vaut également par la précision de ses descriptions halieutiques, qui dépassent nettement la vision idéalisée de la pêche que l’on attendrait dans une « Idylle ». « Héraclès tueur de lion », constitué de trois morceaux successifs, narre le passage d’Héraclès sur les terres d’Augias (dont il va nettoyer les écuries) et la mise à mort du lion de Némée. J’ai bien aimé la description des exploitations agricoles d’Augias (détails sur l’élevage (Ah ! la belle époque où on avait vraiment besoin de main-d’œuvre pour traire les vaches !), cultures de céréales, viticulture), et la mise à mort du lion est talentueusement rédigée, de manière réaliste.

« Les Bacchantes », pièce embaumée de références à des essences végétales méditerranéennes, possède la sauvagerie d’une tradition initiatique : un curieux, qui observe les femmes en proie à l’ivresse bachique, se fait mettre en morceaux par elles. Il s’agit évidemment d’un poème composé pour servir à un rituel religieux.

« L’Oaristys » revient à la tradition bien théocritéenne des entreprises amoureuses, celle-ci couronnée de succès ; il s’agit, d’un bout à l’autre, d’un dialogue entre un bouvier (Daphnis) et une jeune fille ; on aimera la progression de la conquête érotique, depuis le premier baiser (volé ?) dont la fille se repent, dans un reflux empreint de pudeur (feinte ?), jusqu’au consentement et à l’accouplement, dont la fille risque de payer cher les agréments, car, si l’on a parlé mariage, il n’y a eu aucun engagement... Agréablement érotique, décrivant les réactions des deux partenaires avec réalisme, cette pièce est souvent reprise dans les anthologies modernes.

La collection des écrits attribués avec plus ou moins de suspicion à Théocrite s’achève avec une vingtaine d’épigrammes, dans la tradition de l’Anthologie Grecque ; à côté de brèves descriptions bucoliques, on apprécie l’épigramme IV qui met en scène un xoanon, (statue en bois) de Priape (donc pourvue d’un membre viril en bonne forme), insérée dans un environnement printanier décrit de manière ravissante. Déjà, la rusticité primitive de ces statues émergeant à peine du monde végétal a quelque chose d’inquiétant ; mais la prière que lui adresse le poète reste bien dans la tradition grecque de l’érotisme masculin : Priape est supplié d’obtenir le consentement du beau Daphnis aux requêtes du poète... Dans les autres épigrammes, les situations de deuil partagent l’inspiration du poète avec les chants et les musiques des chevriers. Il y a même, sans rire, une publicité en faveur d’un établissement bancaire (épigramme XIV)...

Le peu qui nous reste d’un autre poète bucolique, Moschos, est inégal. On s’amusera à lire la proclamation publique que fait Aphrodite, affolée de voir que son fils Eros, qui peut frapper tout le monde de ses flèches, s’est enfui. Le mythe d’Europé (jeune fille enlevée par Zeus sous forme de taureau), renvoie à l’origine du nom du continent européen ; il contient une belle description d’une corbeille d’or ; le taureau-Zeus est assez drôle : mignon comme un adolescent bien tourné, il n’a rien d’effrayant pour les filles, qui s’y laissent prendre, bien sûr. Plus grave, le Chant funèbre en l’honneur de Bion est un exercice poétique plus que le témoignage d’une véritable émotion : la liste impressionnante des créatures et des objets qui sont invitées à partager le deuil est agaçante par son côté « liste de personnes à contacter ». L’expression de la tristesse y est malgré tout variée, mais au prix d’exagérations (Bion y est comparé à Homère, à Orphée...).

Toujours de Moschos, « Mégara » fait échanger les propos pleins d’inquiétude de la femme d’Héraklès et de la mère de ce dernier, Alcmène. Derrière l’élégance de l’expression, on se plaira à retrouver les mêmes jérémiades que profèrent les femmes de toute époque : le mari est toujours occupé ailleurs et délaisse son épouse, la belle-mère ne se soucie pas du chagrin de sa bru, etc. Les quelques brefs poèmes qui suivent ces récits exaltent la vie du paysan (qui ne risque pas sa vie sur la mer) ou exposent le mystère célèbre du fleuve Alphée, qui coulerait sous la mer jusqu’à la fontaine Aréthuse en Sicile.

Le troisième des poètes bucoliques, Bion, narre agréablement, avec un zeste de maniérisme, le chagrin d’Aphrodite devant la mort du bel Adonis. Il expose, sous forme de dialogue, l’aventure coquine d’Achille habillé en fille pour mieux approcher Déidamie. Parmi ses poèmes brefs, on notera le fragment V, qui déplore le temps que l’on gaspille dans la vie à travailler pour vivre, au lieu de se la couler douce : comme quoi ce sentiment est de tous les temps, et pas besoin d’incriminer le capitalisme ou la religion pour l’éprouver ! Bion ne pouvait guère connaître la puissance exploiteuse des vampires des multinationales ! (Voir "Le Poisson d'Or", cité plus haut, qui traduit un sentiment assez proche).

En fin de collection, des « poèmes figurés » d’auteurs divers : on sera surpris de la modernité de leur conception : on n’est pas très loin des « Calligrammes » d’Apollinaire, et de certaines fantaisies de l’OULIPO : il s’agit de poèmes dont les vers sont de longueur variée, de manière à ce que le profil général de poème dessine un objet précis : une paire d’ailes, un autel, une hache, un œuf ( ?)... Selon les poèmes, la tentative est plus ou moins convaincante. Mais elle se complique, dans plusieurs cas, de l’insertion d’acrostiches ; et, quant aux deux poèmes relatifs à des autels, leur obscurité allusive bourrée de références mythologiques érudites montre que l’hermétisme poétique ne date pas d’hier.

Entre idéalisations bucoliques, taquineries érotiques et narrations mythologiques, ce volume donne une bonne idée de la variété de la sensibilité et des techniques versificatrices des poètes grecs de l’époque alexandrine, époque déjà tardive, agrémentée des maniérismes et des coquetteries qui viennent naturellement se surimposer à la maîtrise des rythmes et des jeux de syllabes longues et brèves.
khorsabad
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le 28 avr. 2014

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