Ces récits portent bien sûr le sceau de l'autobiographie. Tout frais émoulu de la faculté de médecine de Moscou, l'auteur fût en effet muté au beau milieu de la campagne russe, c'est à dire de nulle part. Hivers interminables et solitaires, lampes à pétrole crachouilleuses, tempête de neige furieuses, loups hurlants, routes embourbées par la Raspoutitsa, tout un folklore, pour ce citadin habitué aux arcs électriques de la cité aux mille clochers, que l'on préfère constater de loin, près d'un radiateur cordial, dans un roman de Tolstoï (Boulgakov le mentionne deux fois, avec humour et affection).

Mais ce n'est que la moindre des peines pour ce jeune médecin idéaliste, convaincu de sa mission salvatrice, et qui se retrouve bien vite confronté à ses limites de carabin tout juste diplômé. Boulgakov nous dépeint l'angoisse effrayée de ce jeune praticien à l'idée de devoir réduire une hernie, ou de pratiquer un accouchement. Car, même si l'hôpital est fourni en matériel médical (dont il connaît l'utilité d'à peine la moitié des instruments), il est pauvre en effectif : lui, deux sage-femmes et un feldscher pour tous assistants. Et lui même doute de l'acuité de ces capacités.

En quelques mots, Boulgakov nous dresse la trame d'aventures tragi-comiques. Avec un sens de l'horreur particulièrement affûté (prémices de la scène de la réception du Maître et Marguerite), il nous narre toute une série d'interventions chirurgicales, parfois à la limite du lisible. La nouvelle intitulée "Gorge D'acier" est particulièrement retorse pour l'effrayé de la trachéotomie que je suis. C'est tout un fouillis de chancres, un fatras de plaies béantes, un bazar de chairs saignantes et d'os brisés que Boulgakov dépeint dans ces pages.

Pourtant, jamais l'envie de fermer cet ouvrage ne domine, la faute à ce style enlevé si plaisant. Grâce à cet humour qui est peut-être la trace la plus caractéristique de l'oeuvre boulgakovienne (j'espère qu'il me pardonnerai pour cet adjectif absolument immonde). On sourit souvent, on rit franchement tout autant, devant les errances de ce brave docteur un peu niais parfois. Qui, si il semble parfois se donner beau jeu, n'en manque pas moins à chaque fois de saluer la présence d'esprit de ses assistants, dont le portrait, si il est bref n'en est pas moins clairement marqué de sympathie, de tendresse, et surtout, de reconnaissance !

Dans l'édition du Livre de Poche, ces Récits proprement dit, sont suivis par Morphine, un texte assez bouleversant, là aussi autobiographique (l'écrivain fût touché de morphinomanie), sur les ravages irrémédiables et destructeurs des opiacés divers. Il contient la fameuse phrase (même si la poudre d'étoile n'est pas un opiacé) : "La cocaïne ? Du diable en flacon "! Le ton en est bien plus désespéré que dans les récits précédents. Si vous n'êtes pas convaincu de l'intérêt de se garder loin de toute seringue à poison, ce bref texte vous en gardera mieux que l'infâme "Requiem for a Dream" (c'est totalement gratuit, mais dès que je peux dire du mal de ce film, je ne m'en prive pas).

Enfin, le recueil se conclut sur les Aventures d'un jeune médecin, pochade picaresque sur fond de Révolution. Là encore, on constate le désarroi du jeune médecin embrigadé de force, face à des évènements qui le dépassent de loin. Cosaques bougons et meurtriers, Tchéchènes déchaînés après la destruction de leurs aouls natifs, l'odyssée brinquebalante à travers la Russie en feu prend des allures de course à travers les cercles de l'enfer.

L'ensemble comprend bien sûr une portée politique indéniable. Ces écrits de Boulgakov, alors d'opinion tsariste-libérale (d'après Wikipédia) peuvent être pris comme une métaphore de la situation d'alors : un peuple perclus de maux, et des médecins bolcheviques, jeunes et fringants, mais finalement inexpérimentés, déboussolés sans leurs livres vénérés (pas un récit ne se déroule sans que le jeune médecin ne se réfère à ses ouvrages pieusement serrés dans sa bibliothèque, délaissant même ses patients en pleine opération pour les consulter), et contraints de s'en référer aux méthodes de l'ancien régime.

On peut regretter que ces Récits, qui se dévorent en moins de temps qu'il n'en faut pour vider un verre de kvas, ne soient pas plus étudiés. D'une écriture fine et élégante, qui permet de déglutir l'amertume de certaines scènes, ce sont de parfaites têtes-de-pont pour aborder l'œuvre foisonnante du magicien russe. Qui, sous l'opulence délicate du style, recèlent une pertinence et une richesse de fond rares.
Pedro_Kantor
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le 14 avr. 2011

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Pedro_Kantor

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