C’est toujours un peu pareil avec ces nouvellistes américains traduits en « Points » : on croit que ça ne va pas prendre, qu’on va tomber sur un énième Carver-en-bien-moins-bien, et finalement ça prend… Butler n’est pas Carver, certes, mais au rayon « Vis mes vies de losers », Rendez-vous à Crawfish Creek tire son épingle du jeu. De la pluie douce-amère à l’Alzheimer précoce, des cruautés cupides au baroud d’honneur meurtrier, de la petite turpitude aux énormes mesquineries, tout passe sous la plume de Butler comme le jambon à la machine à découpe, avec comme résultats ces fameuses « tranches de vies » – pour une fois, la formule n’est pas une étiquette commerciale.
Pas plus que chez Carver on ne trouvera ici cette glorification un peu complaisante de la pauvreté, ni ce misérabilisme culpabilisant qui affleurent souvent dans la littérature française dès qu’on parle de gens de peu. « Elle s’inquiétait de la peau d’orange quasi invisible sur ses cuisses. Elle s’inquiétait des emprunts contractés pour faire ses études : 52 161 dollars. Elle s’inquiétait de la forme et de la longueur de ses poils pubiens. Elle s’inquiétait de la mémoire de plus en plus chancelante de sa mère. Elle s’inquiétait de la blancheur de ses dents. Elle s’inquiétait de son incapacité à finir Moby Dick. Elle s’inquiétait pour Pieter. Elle s’inquiétait de l’amour. » (C’est dans « Le Feu de joie », récit qui donne son titre original – The Bonfire – au recueil, p. 122.) Dans un récit d’Annie Ernaux, ce paragraphe serait agaçant, là non, sans doute parce que le statut de l’écrivain – qu’il se donne ? qu’on lui donne ? qu’il accepte ? – outre-Atlantique est différent ; et à nouveau on pourrait parler de Carver…
C’est aussi que Butler et les siens ne montrent pas seulement leurs personnages dans ce qu’ils font de moins reluisant : ils leur donnent la parole dans ce qu’ils pensent de plus sensé et de plus lucide : « Le truc, c’est que la plupart des gens sont comme moi dans ce bas monde : sans intérêt. Alors quand on tombe sur quelqu’un comme Sunny, on lui pardonne d’être folle ou allez savoir quoi, parce que s’il n’y avait pas de femmes comme elle la vie redeviendrait ce qu’elle était avant de l’avoir connue. » (dans « Lenteur ferroviaire », p. 220). Cette parole donnée, qui vaut ce qu’elle vaut, n’est d’ailleurs pas uniquement présente dans les récits à la première personne du recueil…

Alcofribas
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le 20 oct. 2016

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