Roche-Nuée
7.7
Roche-Nuée

livre de Garry Kilworth (1989)

Certains libraires – que je ne nommerai pas pour ne pas faire de publicité à l'excellente librairie Scylla – se montrent particulièrement perfides. Non seulement ils vous appâtent avec des nouveautés alléchantes, mais en plus ils vous suggèrent des vieilleries inconnues au bataillon. Tenez, ce Roche-Nuée de Garry Kilworth, par exemple. Un roman pour le moins énigmatique et méconnu.

De l'auteur, en France, on ne sait pas forcément grand-chose de plus que ce que nous dit la quatrième de couverture, vieille de vingt ans ; simplement que Garry Kilworth est un auteur britannique né en 1941, qu'il a commencé à publier de la SF en 1975, et qu'on l'a placé dans la lignée de J.G. Ballard (pas mal, comme filiation, on a vu pire...). Depuis, le bonhomme a semble-t-il pas mal publié, mais je n'ai pas l'impression qu'il ait beaucoup attiré l'attention en France... à part pour sa série des « Rois navigateurs », bien sûr (je plaide coupable : au début, je n'avais pas fait le lien...).

Quoi qu'il en soit, Roche-Nuée fut son premier roman à être publié en français [EDIT : en fait, non...], après le recueil de nouvelles Les Ramages de la douleur. Et c'est un roman plutôt énigmatique, disais-je.

En effet, le cadre est pour le moins flou : sommes-nous dans un passé préhistorique, ou dans un futur post-apocalyptique ? Si l'écosystème est indéniablement terrien, sommes-nous seulement sur Terre, d'ailleurs ? On attaque in media res, et ces questions n'obtiendront au cours du roman que des réponses vagues, faites d'indices épars ; et vous pensez bien que je ne vais pas m'étendre sur le sujet ici... C'est assez déconcertant, dois-je reconnaître, et ceux qui veulent un cadre bien défini avant de s'embarquer dans un bouquin risquent d'avoir du mal avec Roche-Nuée... Mais contentons-nous donc de poser que le roman se déroule dans un cadre humain, certes, rationnel, certes, mais très très archaïque.

Roche-Nuée est un ancien atoll qui se dresse comme un champignon au milieu de l'énorme désert de sel des Terres Mortes. On dit qu'autrefois il y avait de l'eau à la place du désert... mais sans doute n'est-ce qu'une légende. Pour les membres des Familles, de toute façon, le monde se limite à Roche-Nuée. Il y a deux Familles : la Famille Jour, qui vit dans des yourtes, et la Famille Nuit, qui vit dans des grottes. Les deux Familles sont endogames, incestueuses même, et pratiquent le culte des ancêtres et d'une même divinité solaire, Dieurouge ; elles sont également cannibales, dans la mesure où les femmes mangent les parents décédés. Dernière tradition commune : celle consistant à jeter du haut de la falaise les indésirés, difformes ou débiles... qui ne manquent pas, on s'en doute.

Le narrateur, pourtant, est un indésiré. Ce nabot de sexe indéterminé ne doit la vie qu'à un caprice de son frère, Argile, de la Famille Jour. Il survit donc en se faisant passer pour l'ombre de son frère, et Argile de jouer le jeu, n'envisageant jamais l'indésiré que comme une ombre ; or, une ombre, on ne la regarde pas, et on lui parle encore moins...

Mais Ombre a survécu des années ainsi, dans l'ombre d'Argile, chassant avec lui. Pour le reste, dans le village, il lui fallait se faire discret : la menace du précipice était toujours présente... Ombre, à tout prendre, est resté ainsi pendant des années un non-être.

Mais les choses vont changer en l'espace de quelques mois. Lors d'une chasse, Argile, bien évidemment accompagné d'Ombre, fait la connaissance de Tilana, de la Famille Nuit, et en tombe éperdument amoureux. Un amour impossible, bien sûr : l'exogamie est le pire des tabous à Roche-Nuée, et Argile doit bientôt épouser sa propre mère, Chatcourant...

Mais les événements vont se précipiter, et Ombre, de simple témoin qu'il sera dans un premier temps, va jouer un rôle de plus en plus important au fil des pages, notamment du fait de son étrange affinité avec l'eau, le vent, le feu, et surtout la roche. Et il va ainsi découvrir que le monde ne s'arrête pas à Roche-Nuée...

Avec Roche-Nuée, Gary Kilworth livre un roman largement initiatique basé sur un solide fond anthropologique. Le cadre, pour énigmatique qu'il soit, est fascinant, et décrit avec une grande méticulosité. Les mœurs, rites et pratiques des Familles sont rapportés avec un sens du détail qui vaut bien un Jack Vance ou – plus encore – une Ursula K. Le Guin (ainsi en ce qui concerne les systèmes matrimoniaux, le culte des ancêtres ou le cannibalisme rituel). Sans surprise, cette thématique débouche sur les questions de l'ethnocentrisme, de la normalité et de sa relativité, très bien posées.

Mais il s'y ajoute un profond questionnement sur l'identité à travers le non-être Ombre, lequel accède à la personnalité au fil des pages. Individu attachant, tout d'abord enfant martyr mais sans excès de pathos – on trouve plutôt dans ces pages une sorte de naturalisme cru à la Narayama, très bien vu –, puis, progressivement, adulte et responsable, Ombre est un superbe personnage, merveilleusement travaillé et d'une grande complexité. Sans doute les autres personnages, Argile excepté – lui aussi est très ambigu, et donc fascinant –, sont-ils plus stéréotypés ; mais peu importe : le charisme du narrateur, ce nain hermaphrodite, l'emporte de toute façon.

La plume de Garry Kilworth, enfin, si elle est plus ou moins bien servie par la traduction de Monique Lebailly, est dans l'ensemble très juste et précise, et l'on peut effectivement comprendre, sous cet angle également, la filiation ballardienne (avec moins d'éclat, cependant).

En conclusion, Roche-Nuée est un très bon roman « d'anthropologie-fiction », assez unique en son genre, intelligent, émouvant et prenant, qui mérite qu'on s'y attarde au-delà de son côté déconcertant au premier abord.
Nébal
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le 27 oct. 2010

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Nébal

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