Serpentine
7.4
Serpentine

livre de Mélanie Fazi (2004)

Attention, je vais commencer ce compte rendu par un pseudo-coup de gueule puéril, sans doute exagéré, et potentiellement de mauvaise foi.

Donc. On se plaint régulièrement, sur les fora consacrés aux littératures de l'imaginaire, du supposé mauvais état de la science-fiction (en en profitant, comme de juste, pour imputer ce scandale au succès impressionnant de la fantasy). Mais que devrait-on dire, alors, pour ce qui est du fantastique ! Aujourd'hui, j'ai le triste sentiment d'une quasi-inexistence du fantastique. En effet, à peu de choses près, le lecteur amateur du genre ne se voit offrir que deux possibilités dans le mince réduit qui lui est consacré, tout au fond de la librairie (probablement une zone non euclidienne...) : d'une part, il y a les gros best-sellers que l'on désigne parfois, avec un brin de mépris, comme appartenant à la mainstream horror (ce qui n'empêche pas, loin de là, d'y trouver d'excellents auteurs : Stephen King, Dan Simmons – souvent avec des vrais morceaux de science-fiction dedans –, Clive Barker – souvent avec des vrais morceaux de fantasy dedans –, etc.), et des novélisations pathétiques de pathétiques séries TV pour adolescentes pseudo-goth ; d'autre part, les classiques du genre, fin XIXe ou début XXe, qui ont pour bon nombre d'entre eux été absorbés dans la littérature générale. Entre les deux, rien, ou peu s'en faut : au-delà du fanzinat, pas de revue (si l'on excepte Le Visage vert, excellente revue, certes, mais tournée vers les auteurs anciens), peu d'auteurs récents (du moins s'assumant dans le genre : on parlera plus souvent de « littérature blanche », ou de fantasy urbaine, etc. ; enfin, en tout cas, depuis Poppy Z. Brite, j'ai rien vu passer... heu, je parle des bons auteurs, bien sûr : des ressucées stériles et écrites avec les pieds des grands mythes du genre, vampirisme en tête, à destination des flap-flaps juvéniles, on en a bien des livraisons régulières...).

Or Mélanie Fazi écrit du fantastique. Mieux : si elle a publié deux romans, elle a avoué son attirance particulière pour la nouvelle, forme singulièrement adaptée au genre, mais réputée impubliable. Elle est pourtant publiée ! Deux de ses recueils viennent en effet de paraître chez Bragelonne (dans la collection L'Ombre de Bragelonne, peu ragoûtante jusque-là), le tout nouveau tout beau Notre-Dame-aux-Ecailles, et ce très bon Serpentine, qui avait été précédemment publié aux défuntes éditions de l'Oxymore, et avait reçu quelques critiques flatteuses, ainsi que quelques récompenses non négligeables (dont le Grand Prix de l'Imaginaire 2005).

Et tout cela est amplement mérité. Michel Pagel, dans sa sympathique et amusante « Préface » (pp. 5-12), ne tarit pas d'éloges à propos du jeune auteur qu'est Mélanie Fazi. Et il a bien raison : si l'on sent encore ici ou là quelques maladresses de débutante, le tout est quand même fort bien troussé, finement écrit, émouvant, et revisite les thèmes classiques du genre avec une élégance qui n'appartient qu'aux meilleurs ; et, comme les meilleurs, elle sait remarquablement maintenir l'ambiguïté qui fait les grands textes du genre, où l'interprétation des événements selon une grille rationnelle ou surnaturelle, naturaliste ou allégorique, est le plus souvent laissée au libre choix du lecteur (le fantastique de Mélanie Fazi est souvent très diffus, n'intervenant que par petites touches d'étrangeté). Oui, on tient bien là un auteur à suivre.

« Serpentine » (pp. 15-41), ainsi, se lit très bien : la plume est fluide, le ton juste ; il y a bien une atmosphère particulière dans cette nouvelle prenant place dans un salon de tatouage, une émotion, un sens de la « fêlure » (le mot revient souvent quand on parle de Mélanie Fazi) ; un petit côté vaguement ado gogoth, aussi (l'auteur se défend de tout rattachement à la subculture gothique, mais on va dire que ce préjugé qui revient souvent n'est guère étonnant...), mais pas désagréable, puisque le talent est là. Si la nouvelle vaut plus pour son atmosphère que pour sa chute, elle n'en est pas moins réussie. Sans être exceptionnel, c'est un bon texte ; et c'est déjà pas mal.

La suite est bien meilleure, pourtant. Et ce dès « Elégie » (pp. 43-55), troublant monologue d'une mère, tout de douleur et de folie, qui saisit le lecteur aux tripes. Et l'on franchit encore un cran supplémentaire avec la superbe « Nous reprendre à la route » (pp. 57-85) : une nouvelle plus éthérée, contemplative, sombre et touchante, sur les étranges rencontres faites par une voyageuse sur une aire d'autoroute...

On retrouve ensuite un certain émoi adolescent auto-destructeur, voire masochiste, dans deux jolies nouvelles très fortes, la troublante « Rêves de cendre » (pp. 87-108), puis l'émouvante « Matilda » (pp. 109-144), que l'on sent toute en réminescences personnelles, et bien évocatrice de la passion de l'auteur pour la musique.

On change totalement d'atmosphère avec « Mémoires des herbes aromatiques » (pp. 145-167), charmant conte cruel de fantasy urbaine prenant pour cadre un restaurant grec tenu par une certaine Circé... La chute est téléphonée, le fond peut faire sourire, mais l'intérêt est bien là ; une nouvelle qui donne l'eau à la bouche !

Après quoi, « Petit théâtre de rame » (pp. 169-207), qui retrouve l'importance du cadre de « Serpentine » et plus encore de « Nous reprendre à la route », est probablement une de mes nouvelles préférées de l'ensemble du recueil ; une fois de plus un texte touchant et vrai, où le fantastique s'immisce par de petits riens : c'est tout un monde que l'on contemple le long de la ligne 5 du métro parisien ; j'ai pensé, à la lecture de ce texte, à Neil Gaiman dans ses plus belles réussites (dans Sandman, dans certains textes de Miroirs et fumée...) : le cadre est familier, l'auteur se contente de pointer du doigt, l'air de rien, le petit détail qui confère à chaque endroit, à chaque personnage, son caractère unique insoupçonné. Une performance.

Mais « Le faiseur de pluie » (pp. 209-247) est également une réussite. Un joli texte contant l'étrange rencontre faite par deux enfants dans la maison de leur grand-mère, en Italie, où ils s'ennuient désespérement ; un récit émouvant et juste, à la nostalgie finement disséminée.

Et si les deux dernières nouvelles, « Le passeur » (pp. 249-271) et plus encore le western fantastique de « Ghost Town Blues » (pp. 273-315), qui tranche passablement sur les textes précédents, sentent davantage les textes de jeunesse, avec leurs défauts inhérents, ils n'en sont pas médiocres pour autant, seulement moins bons ; autant dire pas mal du tout.

Serpentine constitue donc bien un très bon recueil de nouvelles, qui laisse augurer du meilleur pour la suite. Tout cela est encore un peu jeune, on ne criera pas à la perfection ou au chef-d'oeuvre ; mais c'est le plus souvent remarquablement juste, ce qui pardonne bien des choses. Et j'aurais d'ores et déjà envie de dire, après cette seule lecture, que Mélanie Fazi figure parmi les auteurs français de l'imaginaire dont je vais suivre avec attention la carrière future, aux côtés de Catherine Dufour, Xavier Mauméjean et Jérôme Noirez.
Nébal
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le 17 oct. 2010

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