[SPOILS PRESENTS]
Derrière ce titre volontaire provocateur subsiste une question : Silbermann est-il un livre antisémite, un livre philosémite, ou bien aucun des deux ?
Silbermann, publié par l'oublié Jacques de Lacretelle en 1922, est une lecture extrêmement difficile et j'insiste là-dessus. Le style accessible (mais élégant) de Lacretelle, la faible longueur de ce roman et l'apparente simplicité de ses thèmes (l'antisémistisme, l'amitié...) a visiblement conduit des professeurs à imaginer que c'était une excellente lecture pour leurs élèves de lycée et encore pire, de collège. On aura l'occasion de faire leur procès plus tard
Sujet
Nous suivons ici l'amitié entre un narrateur terne issu de la bourgeoisie protestante et Silbermann, un jeune garçon juif aussi brillant qu'arrogant. L'amitié se met en place autour d'une relation mentor-élève, que l'on peut aussi retrouver dans d'autres textes de l'époque comme Le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier. Cependant, l'antisémitisme ambient et une affaire judiciaire auront raison de l'amitié entre les deux personnages et des illusions du narrateur sur sa famille et sa conception du monde.
Une oeuvre profondément originale
Silbermann est un roman particulièrement remarquable par sa finesse et sa complexité.
Le couple déséquilibré entre le narrateur et Silbermann ressemble en de nombreux points à celui du Grand Meaulnes : un leader remarquable par ses qualités et un narrateur effacé qui jure de se mettre à son service, avant d'en éprouver une certaine amertume plus tard.
Globalement, Silbermann sembler chercher principalement quelqu'un pour l'écouter, et le narrateur semble l'admirer et vouloir se mettre à son service.
Silbermann, au début du roman, est ainsi dépeint :
Au bout de quelque temps, on put voir qu’il avait adopté deux ou trois garçons plutôt humbles, de caractère faible, vers lesquels il allait, sitôt qu’il les avait aperçus, avec des gestes qui commandaient; et il se mettait à discourir en maître parmi eux, le verbe haut et assuré.
Il est assez difficile de ne pas faire le parallèle avec le narrateur, qui apparaît relativement soumis lui-même. Les motivations de ce dernier sont plus troubles : au-delà de son admiration intellectuelle pour Silbermann, il semble apprécier sa position de martyr par procuration. La religion est d'ailleurs un des thèmes centraux du roman : Lacretelle esquisse ici une critique féroce de la bourgeoisie catholique et protestante.
Un des grandes réussites de Lacretelle est le caractère ambigu, profondément humain de ses personnages : Silbermann n'apparaît pas toujours sympathique, le narrateur peut sembler insincère et ses parents sont montrés comme faillibles et hypocrites. A cet égard, Silbermann est un roman profondément pessimiste dans la mesure où les modèles du narrateurs s'effondrent les uns après les autres, avant de le pousser lui-même à la compromission. La fin du roman sera ainsi particulièrement visionnaire sur la future attitude de la bourgeoisie dans les années 1930.
Philosémite, vraiment ?
Le roman, qui semble être une critique virulente de l'antisémitisme, a de quoi interroger. Il souffre d'ailleurs d'une postérité complexe, et à mon sens c'est à juste titre. Je ne fais pas le procès à Lacretelle d'utiliser le terme de "race juive" par exemple puisque le concept de race était largement plus utilisé à l'époque et ne portait pas toujours la même connotation.
En revanche, je vous laisse juger de la description du père Silbermann :
"Je fus présenté à son père. C’était un homme d’aspect un peu lourd. Un accent étranger embarrassait sa parole. Des yeux sans vie, une chair jaunâtre, une barbe inculte, un gros nez, de grosses lèvres, donnaient à sa figure une expression stupide et comme endormie"
Rajoutons que cet homme est un riche antiquaire qui rachète les biens de l'Eglise catholique. Soupçonné de malversion, l'homme est visiblement coupable (c'est ce que la diégèse nous indique et la narration ne laisse aucun doute) mais sera sauvé par ses connexions politique. Il est également peint comme un pur commerçant, contrairement à son fils qui a une forte vocation littéraire. La description de la mère de Silbermann, moins à charge, insiste néanmoins sur la fausseté de son sourire. Quelques passages sont assez intéressants symboliquement, comme le moment où le narrateur tombe sur une collection de journaux sionistes cachés derrière la bibliothèque remplie de classiques français. L'image est assez ambigue.
Et je n'ai vraiment pas tout cité. Je suis pas le genre à voir de l'antisémitisme partout, mais là c'est assez évident que le livre est rempli de poncifs, et ce qui m'a surpris, c'est que je trouve qu'il y a en a bien plus que chez Barrès par exemple qui a la réputation d'être un écrivain relativement antisémite.
Pourtant, le parcours de Lacretelle semble indiquer qu'il n'est pas antisémite. Il dénonce ainsi la collaboration à plusieurs reprises en exil. En revanche, il est tout de même nécessaire de souligner sa proximité avec les fascisantes Croix de Feu comme de nombreux intellectuels de l'époque et sa connaissance visible des thèses maurassiennes (comme la plupart de son époque) qui est, je trouve, assez claire dans ce roman.
J'ai tendance à penser que Lacretelle est un écrivain victime de son époque qui a pris au sérieux Maurras quand il parlait des "juifs bien nés", ou peut-être même le Barrès d'après guerre qu'il devait nécessairement connaître. Silbermann fils, c'est le juif bien né, patriote et républicain, qui connait parfaitement la culture française et tente de s'intégrer mieux que tout le monde mais que la bêtise oblige à quitter la France pour faire du commerce aux Etats-Unis. Certains articles évoquent également une influence de Gobineau, ce qui pourrait expliquer les descriptions physiques des trois Silbermann, et plus généralement le psychologisme à outrance.
Pour Lacretelle, le type juif semble exister comme le type français, et les deux types ont des caractéristiques différentes du fait de leur naissance. Silbermann n'essaie pas de s'assimiler complètement mais tente plutôt de s'intégrer, de coupler sa judéité avec la France. Devant le rejet de la société française, il se retourne alors contre son ami et en fait le témoin d'un réquisitoire aux accents vengeurs contre la France et le quitte sans un mot d'affection.
Il n'est pas si simple que ça de connaître précisément la position de Lacretelle après la lecture du roman, à mon avis. La fin, particulièrement pessimiste, semble être une charge contre l'antisémitisme bourgeois. Elle est également révélatrice d'une forme d'impuissance face à l'antisémitisme diffus dans la société française. Pour autant, je pense qu'un antisémite qui lirait le livre pourrait confirmer ses biais au vu de la description physique et psychologique des personnages juifs ; secrets, puissants, souvent hypocrites.
Un roman à mettre entre toutes les mains ?
J'en viens au titre.
Considérant les éléments suivants :
- Pour traiter l'ambiguité de Silbermann, il vous faut parler de Maurras, Barrès et Gobineau avec vos élèves. Vous n'aurez absolument pas le temps de le faire correctement, donc il ne sera pas possible de bien le contextualiser à part glisser un vague "c'était les représentations de l'époque" sur les passages problématiques qui ajoutera encore plus de confusion : pourquoi serait-il dans son époque dans la description antisémite des juifs tout en dénonçant l'antisémitisme ?
Ca ne fait aucun sens et c'est la porte ouverte à des confusions très problématiques
- Si vous n'avez pas le temps de très bien contextualiser l'oeuvre en donnant des références précises et que vous présentez l'oeuvre comme dénonçant l'antisémitisme (ce qui est pourtant vrai dans une certaine mesure) vous prenez le risque de normaliser auprès de vos étudiants des éléments qui relèvent clairement de l'imagerie antisémite des années 1920 (et il y en a beaucoup dans ce texte) et ce qu'il s'agisse du physique des personnages où de la manière dont ils intéragissent. Silbermann est inséparable de l'imagerie antisémite latente de l'époque.
Le roman est du reste marqué d'un essentialisme profond (proche des romans de Barrès par exemple) : tel personnage agit comme ça du fait de sa naissance, parce qu'il est breton, arménien ou juif. Il y a donc une forme de déterminisme biologique et culturel important qu'il faut là encore expliciter, et là encore on ne peut pas le faire sans parler d'écrivains nationalistes.
Silbermann est un cas unique. Sartre écrivait en 1972 que Zola voyait la société avec les yeux qu'elle lui avait fait. Je pense que cette citation s'applique très bien à Lacretelle, qui est peut-être sincèrement philosémite ou tout du moins non-antisémite (c'est ma conviction personnelle) mais qui décrit le juif avec l'imagerie et les stéréotypes de la société française des années 1920, extrêmement antisémite. Je dirais donc que le livre est philosémite par son thème et son intention, et antisémite sur tout le reste. Il est d'autant plus délicat de déméler le vrai du faux que Lacretelle semble dénoncer certains clichés dans la diégèse tout en confirmant d'autres et ce probablement malgré lui : par exemple, le professeur semble affirmer que le principal talent de Silbermann est de s'approprier le travail de grands auteurs et de copier leur style (cliché du juif voleur) mais la manière dont la situation est présentée semble intentionnellement souligner le caractère antisémite de la remarque du professeur.
Faut-il interdire Silbermann ?
Non par principe, comme il ne faut pas interdire la lecture de Brasillach au lycée, le titre c'était pour attirer le chaland. Par contre je ne le recommanderais pas du tout dans le cadre d'un cours à moins d'être 100% sûr d'avoir assez de temps et d'avoir la latitude pour parler de Maurras à minima. D'autant plus que tout le monde ne cherchera pas la nuance.
Un traitement léger de Madame Bovary c'est dommage mais ça n'est pas fondamentalement grave. Un traitement léger de Silbermann, ça peut avoir des conséquences.