À une époque indéterminée, deux cent ou trois cent ans après le désastre historique du XXème siècle, la planète a été ravagée par les guerres, les catastrophes écologiques et les génocides ; les espoirs révolutionnaires ont été systématiquement déçus et les rares survivants de l’humanité agonisante sont maintenant regroupés dans la ville d’Oulang-Oulane.

Aux marges de cette mégalopole, Mevlido, qui exerce la profession d’inspecteur de police, mène une vie de survivant dans un ghetto sordide, le Poulailler Quatre, où survivent les membres de la «sous-humanité», refugiés pouilleux, malades mentaux, vieilles bolcheviques insanes et oiseaux menaçants, sous la lumière d’une lune inquiétante.

«Dès qu’ils furent de l’autre côté de la Porte Marachvili, le blanchoiement de toutes choses sous les rayons lunaires s’atténua. Les rues avaient rétréci. L’éclairage urbain avait des défaillances. On devait parcourir des dizaines, et parfois des centaines de mètres dans l’ombre, au petit bonheur. Les trottoirs et la chaussée étaient jonchés d’épaves. Souvent on frôlait des drogués des deux sexes, affalés dans leur vomi et dans leurs rêves. Quand l’obscurité était profonde, des oiseaux la colonisaient : des mouettes obèses, gigantesques, des corneilles monstrueuses, des chouettes, des poules ; elles recouvraient de larges portions du sol, constituant des groupes compacts qui protestaient contre les intrusions et interdisaient le passage à coups de bec. On marchait au milieu des gloussements et des cris.»

Dans cette atmosphère crépusculaire et moite, Mevlido est un héros englué dans ses fantasmes, ses cauchemars et dans les mensonges qu’il doit faire, à la hiérarchie policière, à la psychiatre et à tous les autres, pour protéger ses rêves. Il partage sa vie avec Maleeya Bayarlag, une femme abîmée par la perte de son compagnon tué dans un attentat, et qui a depuis basculé dans la folie. Et Mevlido est lui-même égaré et psychiquement fragile, sans cesse assailli par les souvenirs et les songes de la femme qu’il a aimé, Verena Becker, martyrisée et assassinée vingt ans plus tôt par des enfants soldats. Toutes les femmes qu’il croise et qui meurent autour de lui le renvoient vers cette quête de Verena Becker à laquelle il ne peut renoncer.

Mevlido est-il dans le rêve ou la vie éveillée ? Déjà au-delà de la vie ? Ou se trouve le mensonge et la vérité ? Ces questions se posent, mais on peut s’en défaire puisque la recherche de vérité et d’idéal apparaît comme vouée à l’échec.
Dans notre humanité crépusculaire, voisine familière de cette fiction et également hantée par la perte d’idéal, pénétrer l’œuvre monde d’Antoine Volodine semble un recours indispensable. Et ce seizième roman de l’auteur, paru en 2007 aux éditions du Seuil, peut constituer, à l’instar d’«Écrivains» (2010) ou de «Terminus radieux» (à paraître fin août 2014), une magnifique introduction à son univers imaginaire unique, étrange et visionnaire.

«Mevlido se rappelait l’épisode final de ce livre dont il avait oublié le titre. Un être invulnérable, condamné à mort, était exécuté dans l’unique endroit où on avait pu l’atteindre, à l’intérieur d’un de ses rêves. Profondément endormi, il ouvrait les yeux et il voyait sur le sol des bourreaux qui étaient venus à lui sans armes ni vêtements, des assassins que la traversée des mondes oniriques avait empoisonnés et presque tués : un homme et deux femmes, précisément. L’asphyxie ralentissait leurs gestes, leur peau avait bleui, ils grelottaient à l’entrée de la chambre. Lui, l’être qu’aucune arme ne blessait, quittait son lit, il s’approchait d’eux, il les examinait comme s’il allait brutalement leur régler leur compte, et pourtant, envers ces trois individus qui avaient pour tâche de le détruire, il ressentait de la compassion. Tel était le mécanisme infernal de ce cauchemar. Méprisant le fait que les agresseurs se trouvaient à sa merci, il les consolait, il se penchait sur eux et leur parlait. Et ainsi se refermait le piège de pitié qu’on avait tendu autour de lui. Une à une, ses défenses s’étiolaient, ses capacités de résistance à l’anéantissement. La sympathie, l’empathie dissolvaient sa carapace, et, pour finir, en contradiction avec les principes qui avaient gouverné jusque-là son existence, il perdait toute envie de s’évader et il allait avec philosophie à la rencontre de sa mort.»
MarianneL
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le 29 juil. 2014

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