Il est toujours de bon ton de critiquer les prix littéraires : ici-même comme dans les autres (hauts-)lieux de la critique amateure, en société, chez le coiffeur, dans la file d'attente du primeur... La critique professionnelle n'est pas épargnée, quand bien même ses pratiquant.es font souvent partie de jurys. Voilà l'un des rôles des prix littéraires : permettre à chacun.e des participant.es du champ littéraire, quelle que soit sa position, de participer à des débats enflammés en endossant des rôles prédéfinis par d'autres et sans conclusion définitive, laissant ainsi ouverte la possibilité du débat.

Ce n'est précisément pas le but de ce livre. Ni pamphlet, ni éloge. L'écrivain-journaliste-critique-psychanalyste Arnaud Viviant, homme de lettres comme on disait autrefois ou multicarte comme il se désigne lui-même, passé à gauche par Libération et Les Inrocks, aujourd'hui encore plus à gauche à Regards et Transfuge, voix dominicale du Masque et la Plume, propose en quelques 160 pages un essai brillant sur les prix littéraires, revenant sur leur histoire, quelques polémiques, leur rôle dans le champ littéraire de financement parallèle de la littérature, et même leur fonction politique démocratique dans un univers aristocratique et arbitraire. Observateur et participant amusé aux jurys du Flore et du Décembre (quand même !), l'auteur de Station Goncourt ne tombe dans aucun écueil : ni aigreur, ni aveuglement, quelques anecdotes toujours illustratives du propos.

Le style d'Arnaud Viviant est toujours aussi agréable et amusant à lire (on renvoie à son précédent essai à La Fabrique Cantique de la critique) :

Aussi bien les prix littéraires sont-ils ces machines kafkaïennes qui semblent avoir été inventées pour déchirer sans cesse l'écrivain entre son désir symbolique de littérature, et son désir mondain de reconnaissance littéraire. À ce stade préliminaire, on pourrait résumer ce livre d'une seule phrase : on n'imagine pas Rimbaud recevoir le prix Renaudot. (13-14)

Goguenard et vif, jamais pesant ou scholastique même dans les chapitres historiques, cet essai est aussi un petit guide de survie clarifiant les règles volontairement floues du jeu des prix : les prix les plus prestigieux sont souvent (j'insiste) les moins rémunérateurs, les prix sont toujours créés contre d'autres prix, il y a les prix d'écrivain.es et les prix de journalistes...

Le cœur de l'ouvrage me semble être cette valeur dépréciée dans le champ littéraire, mais essentielle pour un marxiste comme A. Viviant : l'argent. L'économie de la littérature. Il est vulgaire d'en parler, et pourtant il ne s'agit que de cela. Comment vivent les écrivain.es ? Le testament des Goncourt entend, à l'origine, retirer 10 hommes de lettres (pour les femmes, on verra plus tard) des chaînes du salariat afin qu'ils se consacrent tout entier à la littérature. Les prix sont une manière parallèle aux droits d'auteur de financer la littérature, et essentiels quand on sait comment les 22€ d'un livre grand format sont répartis sur la chaîne du livre. Les prix permettent d'extirper, même temporairement, les ouvriers de la littérature (i.e les écrivain.es), de leur condition matérielle.

En somme, et je me souviens d'une émission du Masque où le critique de La Croix, Jean-Claude Raspiengeas, relevait l'ironie d'entendre le partisan de la radicalité prôner une "troisième voie" en littérature, Station Goncourt ne relance pas un débat suranné sur les prix littéraires, mais constitue une réflexion éclairée sur leur histoire, leurs fonctions et leurs biais. Dans la République des lettres, c'est une entreprise d'utilité publique.

antoinegrivel
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le 12 mai 2023

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Antoine Grivel

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antoinegrivel
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