Terremer
7.9
Terremer

livre de Ursula Le Guin (1968)

Une oeuvre divisée en trois parties inégales

Terremer est un classique de la fantasy, à n'en pas douter.


Son système de magie relativement basique mais porté par une réelle profondeur a inspiré beaucoup d'auteurs, dont le couple Edding. Basique malgré tout, surtout en comparaison de séries plus récentes comme celle des "Chroniques du tueur de roi" ou des "Fils-des-brumes" pour n'en citer que quelques-uns, il reste pourtant encore aujourd'hui profondément attrayant et intéressant !
Je pense qu'il est important d'en expliquer la raison pour comprendre la force d'Ursula LeGuin, mais aussi d'autres auteurs comme David Eddings. En effet son style ne paye pas de mine, très humble, il ne semble être là que pour soutenir la narration, le scénario et l'univers. Et à vrai dire, il n'est là que pour ça, il s'efface pour mieux dévoiler. La littérature est un art tendu entre deux techniques, l'art de la narration et l'art du style. Habitué à porter aux nues, par principe, des genres davantage portés vers le style comme la poésie, qu'on lit moins mais qu'on considère pourtant souvent comme plus artistique que les romans, l'art de la narration est déprécié. Pourtant à bien regarder l'histoire de la littérature, c'est bien lui qui est à l'origine de la littérature à travers la mythologie et les mythes en général. La densité sémantique d'une histoire, d'un récit qui ne cesse d'inspirer et de faire écho à travers les âges, a toujours fasciné et motivé l'art. Ce n'est qu'à partir du 17ème siècle et le progressif culte de l'auteur, nouvelle figure mythique de l'artiste virtuose à la psyché alambiquée, que la narration se voit progressivement dévalorisée dans la littérature. Si cet art continue de se perpétuer et nourrir la culture, c'est souvent à travers des œuvres qu'on mésestime. Difficile de se faire reconnaître, lorsque l'on ne travaille pas un style de façon à ce qu'il éblouisse le lecteur, à ce qu'il fasse lui-même l'auto-promotion de son œuvre.
La fantasy tout en étant selon moi le genre qui permet bien souvent à la poésie de survivre à notre époque, reste profondément inspiré par l'ancien art de la narration, des mythes et des conteurs. Un art porté par la volonté de délivrer une vision du monde métaphysique. Aujourd'hui nos plus grands auteurs de fantasy jouent habilement des deux arts. Terremer pourtant se concentre sur ses fondements et, si je me suis permis cette longue digression, c'est que je pense que l'on pourrait facilement passer à côté de la richesse de cette œuvre.
En effet dans celle-ci, tant le scénario que le système de magie en lui-même sont de véritables métaphores d'un rapport au monde très profond. Si le contexte actuel pousserait à n’y voir qu’une simple réflexion écologique, la philosophie y est pourtant bien plus intéressante. Un rapport à la nature certes plus immédiat, ou tout du moins où la place de l'homme est à relativiser et à réintégrer à un écosystème plus global. Mais au-delà de ce rapport à la nature, c'est un rapport à chacune de nos actions, à chacune de nos habitudes, à notre façon d'agir sur le monde et d'y considérer notre présence qui est ici mise en valeur. Une autre époque aurait interprété ce rapport au monde comme une philosophie libérale poussant les structures sociétales à intervenir le moins possible.
Mais que ce soit la perspective libérale ou la perspective écologique, ce serait réduire profondément le message de LeGuin ou du moins de Terremer, le caricaturer même.
Certains passages sont extrêmement révélateurs pour tout amateur de philosophie et notamment de philosophie orientale. La description du rôle d'un roi, d'un gouvernant donc, le rapport à l'autre et à la nature, tout correspond exactement à une tradition plus ancienne et plus profonde, celle de la philosophie taoïste chinoise !
C'est notamment dans le troisième conte, que l'auteur nous explique à travers notre héros Ged, le devoir d'un dirigeant selon elle. Cette demi-page de dialogue pourrait quasiment être sortie mot pour mot d'une traduction des œuvres de Lao Tseu. Et peu après, une autre anecdote que je ne peux m'empêcher d'esquiver est, elle aussi, tant dans la formulation que dans le sens typiquement héritée de cette philosophie chinoise :
"_ A Enlade, dit Arren au bout d'un moment, nous avons une histoire qui parle d'un garçon dont le maître d'école était une pierre.
_ Oui ? .... Et qu'a-t-il appris ?
_ A ne pas poser de questions."
Pour n'importe quel amateur de philosophie chinois, et même ne serait-ce que des entretiens de Confucius ou du Tao to king, la référence est évidente. Au-delà de ces quelques références directes, qui ne seront probablement pas forcément reconnues, cette inspiration imprègne chaque page du roman, l'ensemble de l'histoire, chaque personnage et même tout l'univers d'Ursula LeGuin. Je pense que c'est la grande force de ce livre et la raison pour laquelle il fut un aussi grand succès, notamment adapté récemment par des japonais.
Et pourtant, je ne lui ai mis que six ! Je vais donc m'en expliquer. L'absence d'un style asianiste, très "travaillé", densifiant le message explicite d'un roman n'est pas un défaut pour un roman dont le sens n’apparaît qu'entre les lignes par la réflexion et la vision qui s'en dégage cependant lorsqu’une scène ou un pan entier de scénario ne sont finalement pas aussi riches, l'absence d'un style particulier se ressent dès lors cruellement et l'ennui s'installe. Le défaut majeur pour moi de Terremer est sa structure narrative divisée en trois contes, trois périodes de la vie du héros Ged. Ces trois périodes, séparées par de longues années et ayant pour fil conducteur le héros, se centrent malgré tout sur l'histoire de trois personnages distincts. Le premier conte est totalement centré sur Ged, mais le second se focalise largement sur une nouvelle héroïne, Tenar, et le troisième conte sur un nouveau héros Arren. Ces trois parties nous narrent à chaque fois la quête initiatique d'un personnage, qui part de zéro. Le tout semble alors très répétitif ! La deuxième partie notamment où Ged n'apparaît qu'assez tardivement, et finalement assez peu et de manière inutile selon moi, n'exploite pas assez clairement le personnage. Un conte qui ne joue qu'un rôle de transition et beaucoup trop long donc pour une simple "cheville" scénaristique. La troisième partie peine aussi par le côté répétitif de l'initiation du nouvel héros mais retrouve de l’intérêt avec le développement de la philosophie du héros Ged.
En réalité, l'ensemble du roman garde une continuité logique. Alors que la première partie sert à construire la philosophie du héros à travers son rapport à lui-même face au monde et aux autres, la deuxième partie le met davantage face à son rapport envers l' ”autre” et les devoirs qui en découlent, et enfin la troisième partie face à son devoir envers la société. Une réflexion progressive qui passe du cadre purement personnel, à un cadre quotidien, puis à un cadre sociétal. La transition du cadre quotidien n'est pas bien développée, la relation Ged/Ténar n'est en fait qu'une reprise de l'initiation de Ged ici infligée à Ténar avec pour seule différence, que l'initiation est ici amorcée par l'intermédiaire de Ged. Ce petit changement, s'il avait été bien traité, aurait permis de vraiment transformer Ged en une figure de mentor ( ce qu'il est devenu dans la troisième partie), il aurait aussi permis de créer un attachement envers ce binôme qui s'est formé. Mais la division en trois partie du roman forçait à ne pas s’attacher trop à un personnage qui allait de tout façon complètement disparaître de l'intrigue. Tout tombe donc finalement à l'eau.
La troisième partie développe par contre vraiment sa problématique, celle du rapport au monde selon la perspective de la gouvernance, ce qui la rend vraiment plus intéressante. Arren, figure symbolique du roi en devenir, est un personnage bien plus intéressant car on le sent plus important et Ged apparaît ici clairement comme une figure de Mentor, un rôle réellement nouveau pour lui. Il n'empêche que cette dernière partie n'en est malgré tout pas moins inférieure à la première car elle répète sur bien des points la même structure initiatique qu'on nous a déjà servie à deux reprises.
Un roman donc soutenu par une véritable vision du monde, avec un véritable message, mais qui est trop inégal et qui manque finalement de densité pour soutenir notre intérêt et nous passionner, notamment à cause d'une deuxième partie vraiment faiblarde, si ce n'est totalement inutile.
Pour remercier les généreux lecteurs qui auront lu ma critique jusqu'au bout, en bonus un extrait dont j'ai parlé sur le rôle d'un dirigeant typique du taoïsme.
"_ Tu vois, Arren, qu'un acte n'est pas ce que croient les jeunes gens, comme un caillou qu'on ramasse et qu'on jette , et qui atteint son but ou le rate, et rien de plus. Quand on ramasse ce caillou, la terre est plus légère, et la main qui le prend plus lourde. Quand on le lance, le parcours des étoiles en est affecté, et quand il frappe le but ou le manque, l'univers en est modifié. De chacun de nos actes dépend l'équilibre du tout. Les vents et les mers, les puissances de l'eau, de la terre et de la lumière, tout ce que font ces éléments, et tout ce que font les bêtes et les végétaux, est bien fait, et justement fait. tous agissent selon l’Équilibre. Depuis l'ouragan et le plongeon de la baleine géante jusqu'à la chute d'une feuille morte et le vol du moustique, tous leurs actes sont fonction de l'équilibre du tout. Mais nous, dans la mesure où nous avons un pouvoir sur le monde et sur chacun de nous, nous devons apprendre à faire ce que la feuille, la baleine et le vent font naturellement. nous devons apprendre à maintenir l'Équilibre. ayant été dotés d'intelligence, nous ne devons pas agir comme des ignorants. ayant le choix, nous ne devons pas agir comme des irresponsables. Qui suis-je bien -bien que j'en aie le pouvoir- pour punir et récompenser, et jouer avec les destinées des hommes ?


_ Mais alors, dit le jeune homme qui contemplait les étoiles en fronçant les sourcils, faut-il maintenir l’équilibre en ne faisant rien ? Sans nul doute un homme se doit d'agir, même sans connaître toutes les conséquences de son acte, si quelque chose doit être fait ?


_ N'aie crainte. Il est beaucoup plus facile aux hommes d'agir que de se retenir de le faire. Nous continuerons de faire le bien, et le mal.... Mais s'il y avait de nouveau un roi pour régner sur nous tous, et s'il recherchait le conseils d'un mage [il faudrait ici simplement remplacer le terme de "mage" par "sage" pour y voir du taoïsme tout craché], comme par le passé, si j'étais ce mage, je lui dirais : Mon Seigneur, ne faites rien au seul titre qu'il serait juste, ou louable, ou noble de le faire; ne faites rien uniquement parce qu'il semble bon de le faire; ne faites que ce que vous devez faire, et que vous ne pouvez faire d'aucune autre façon."

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le 6 déc. 2014

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