Parabole farcesque dénonçant la stratégie raciste hitlérienne pour atténuer (si possible !) la lutte des classes en valorisant la lutte des races, « Têtes Rondes et Têtes pointues » est un très remarquable exercice de théâtre engagé, démonstratif et militant.

La farce s’impose d’emblée par l’extravagance des lieux et des personnages : on est dans le pays de « Yahoo » (non, désolé, rien à voir avec Internet, qui n’existait pas à l’époque…) qui, par son côté capitaliste et exploiteur outrancier, pourrait bien être les Etats-Unis, à la rigueur l’Allemagne ; mais les noms des personnages sont très nettement hispaniques, et peuvent se référer soit à l’Espagne elle-même, soit à quelque pays d’Amérique Latine ; pourquoi ? Parce que, finalement, il n’y a pas tellement d’ouvriers d’usine là-dedans, mais – tout le long de la pièce – une révolte de pauvres paysans qui paient des fermages trop élevés à de vilains grands propriétaires, et cette révolte porte le nom de « La Faucille » (Manque plus que le Marteau pour revenir dans le terrain de jeu familier de Brecht) ; or, les sociétés latino-américaines ont été coutumières de révoltes de petits paysans…

Il y a un vice-roi qui gouverne le pays, au début et à la fin ; entre les deux, un certain Ibérine reçoit les pleins pouvoirs pour mater La Faucille ; et c’est lui qui introduit dans l’affrontement ses idées racistes ; comme la société est effectivement divisée entre Têtes Rondes (les « Tchouques ») et Têtes Pointues (les « Tchiches ») (beau travail de mise en scène que de de donner à chaque comédien une tête appropriée !), il affirme que les Têtes Rondes forment une sorte d’élite, respectable par essence, et que les Têtes Pointues sont par nature méprisables et destinés à être traité en parias et en sous-hommes. Si on n’a pas reconnu en IbérineAdolf Hitler, si les Têtes Pointues ne suggèrent pas les Juifs, alors c’est qu’on n’a pas le nez creux... Mais cela va plus loin : comme les « Têtes pointues » sont juste des gens méprisés, on peut généraliser ce symbole à tous les rejetés de toutes les sociétés : immigrés, Roms, handicapés, etc. Ce qui donne une valeur universelle à cette intrigue.

Par ailleurs, si Ibérine rappelle bien Hitler par ses idées, les révoltes paysannes, qui s’accaparent les terres pour se les partager, évoqueraient plutôt l’Italie pré-fasciste de 1918-1921. Brecht a su mêler plusieurs références pour élargir son propos.

On peut se demander par quelle lubie Ibérine introduit une problématique raciste dans sa tentative de gestion des conflits sociaux ; simple : il est clairement dit qu’il est hostile à la lutte des classes entre riches et pauvres, et cette manière de détourner les tensions sociales vers des enjeux racistes plutôt que vers les luttes pour la richesse pour objectif de désamorcer l’agressivité rebelle des pauvres, de diviser les travailleurs en lutte pour mieux les affaiblir, afin d’exténuer le mouvement révolutionnaire si redouté des grands propriétaires.

Evidemment, cela complique les choses, car l’opposition Têtes Rondes-Têtes Pointues est loin de se superposer exactement à l’opposition riches-pauvres ; l’essentiel de la pièce met en scène l’une ou l’autre de ces complications : Têtes Rondes riches, Têtes Rondes pauvres, Têtes Pointues riches, Têtes pointues pauvres, si bien que les juges ne savent plus trop qui condamner lorsqu’il y a conflit : faut-il juger en fonction de la lutte des classes ou de la lutte des races ? D’autant qu’il y a une variable qui les fait changer d’avis : les succès ou les échecs militaires que connaît La Faucille.

Comme souvent chez Brecht, les ressorts des choix dramatiques sont exposés de manière explicite d’emblée : dès le prologue, un « Directeur de Théâtre » expose en clair la trame de l’intrigue, et chacun des acteurs dit tout aussi clairement quel rôle il va jouer « conformément aux vœux de Monsieur Bertolt Brecht » (qui est vraiment cité). Difficile de ménager plus efficacement la distanciation du spectateur vis-à-vis de l’intrigue, et de souligner plus lourdement l’intention pédagogico-idéologique qui sous-tend la pièce.

Là où Brecht excelle, c’est en donnant à voir les relations sociales à tous les niveaux de la société une fois que la politique d’Ibérine est mise en place ; ses hommes, les T.C. (les Tombeurs de Chapeaux, qui sont dans les rues pour regarder quelle est la forme du crâne de chacun), ressemblent fortement aux S.A. de Hitler, et s’y entendent pour jeter l’opprobre sur les Têtes Pointues. Mais, comme Ibérine est plutôt un guerrier qu’un magicien, il ne peut faire baisser les loyers et les fermages (ce que réclament les pauvres), et s’engage seulement à mater La Faucille (ce qui n’est pas gagné d’avance).

On assistera aux aventures, parfois drôles et pleines de retournements de situations, d’un fermier qui veut absolument récupérer deux chevaux (indispensables pour travailler ses terres), et qui est sur le point de faire exécuter à la place d’un riche ; d’un prostituée qui ne regarde pas trop la tête qu’ont ses clients, d’une fille d’excellente famille, qui veut entrer au couvent pour sauvegarder sa vertu de manière pérenne, mais qui finit prostituée ; d’une mère supérieure de ce même couvent, qui veut bien parler de Dieu, mais qui est surtout intéressée par les gros sous versés par les familles de ses pensionnaires (même si ces gros sous trouvent leur origine dans les fermages... que ne peuvent pas payer les paysans) (Brecht montrant ainsi que tous ces problèmes sont liés).

Les nombreux couplets que chantent les personnages ont valeur de distanciation dramatique, d’exposé idéologique, mais aussi d’enrichissement poétique, car ils sont fort intéressants. Le grand nombre de personnages, et cette sorte de gaieté dynamique qui anime les nombreuses péripéties rappellent « L’Opéra de Quat’Sous », et confèrent à cette œuvre un caractère de fresque picaresque grouillante et audacieuse.
khorsabad
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le 15 mai 2014

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