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Tueries
7.2
Tueries

livre de Franco Berardi (2016)

Qu'st-ce qui nous transforme en monstres ?

Pour le philosophe marxiste Franco Berardi, il y a un lien entre James Holmes, Pekka-Erik Auvinen, Eric Harris et Dylan Klebold, Cho Seung-hui, Anders Breivik, Baruch Goldstein**... Il y a un lien entre ces meurtriers et les épidémies de suicides des jeunes Japonais, des employés sur leurs lieux de travail, des paysans indiens acculés par les dettes, des ouvriers chinois des usines géantes de Foxconn, et bien sûr les terroristes qui du World Trade Center au Bataclan frappent partout indifféremment. Ce lien n'est pas celui d'un complot organisé, c'est le résultat du désespoir engendré par le capitalisme absolu.


Pour le militant italien, qui revient par le détail sur les raisons qui ont poussé ces forcenés à commettre leurs crimes, la vraie raison n'est pas à trouver dans la folie ou l'embrigadement, la religion ou le nihilisme... La vraie raison qui produit ce déchiquetage de ce qu'il reste du corps social, c'est la violence de nos rapports sociaux forgés par l'économie d'aujourd'hui. Il rejoint par là une partie des propos de Scott Atran qui souligne que ce qui caractérise les terroristes musulmans n'est pas tant leur radicalisation religieuse que leur rejet de l'Occident... Et donc des valeurs qu'il représente : la première d'entre elle étant celle incarnée par la toute puissance du capitalisme lui-même.


Comme le souligne très bien Yves Citton dans la préface du livre de Berardi, racisme, néo-nationalisme, antisémitisme et islamophobie, intégrismes religieux et fondamentalismes laïcistes apparaissent "comme les sous-produits d'une même régression, qui cherche à apporter une réponse identitaire à l'expropriation de nos personnes" imposées par la fuite en avant du "nécrocapitalisme". Les psychopathologies contemporaines ne sont pas des symptômes individuels, comme on tente de nous l'expliquer : elles ne se comprennent qu'en déportant le regard sur le contexte socio-économique qui a conditionné leur naissance.


Pour Berardi, il faut regarder ces tueries pour ce qu'elles sont : des suicides, motivés par le désespoir, l'humiliation et la misère. A l'heure de la compétition marchande généralisée, l'appartenance et l'identité sont devenues le seul moyen de résistance au processus de déterritorialisation induite par la nécro-économie, ce stade final du capitalisme qui vise "à extraire une plus-value de la mort elle-même". Pour Berardi, les meurtres de masse relèvent d'une pulsion suicidaire. La démence est devenue la forme la plus absolue de liberté, puisqu'elle n'a même pas à respecter les rares codes sociaux qui subsistent encore.


La précarité de nos conditions ne nous soumet plus qu'à un seul impératif : la compétition. "Quand les flux d'informations envahissent tous les espaces publics du discours et de l'imagination, la simulation prend la place centrale dans l'émanation de l'hallucination partagée que nous appelons "le monde"." Le monde, instruit par les machines, nous désensibilise, nous ôte toute empathie. La tuerie est "une forme suicidaire de la volonté néolibérale de gagner". La panique est la perception simultanée de l'ensemble des stimulations possibles. L'action violente, le fait de devenir fou furieux, forcené, n'est plus qu'une réaction réflexe. "Just Do It. La devise de Nike est une bonne introduction au cycle de dépression, de catatonie et de passages à l'acte psychotiques qui peuvent culminer en un suicide meurtrier et spectaculaire".


Pour Berardi, le crime a longtemps été caché. Mais à l'heure de la déterritorialisation financière, qui a donné naissance à une classe postbourgeoise sans lien avec le territoire, "qui n'est concernée par le futur d'aucune communauté locale puisqu'elle peut se déplacer partout avec ses investissements", le crime requiert l'accès au spectacle. Il n'y a plus d'humanisme. Plus même de bourgeoisie. La production et l'échange de signes abstraits occupent le coeur du processus d'accumulation. Le "sémio-capitalisme" a supplanté le capitalisme industriel. Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme absolu, où l'accumulation est devenue complètement indépendante de l'intérêt social. "Dans l'économie industrielle, les profits augmentaient lorsque les citoyens avaient amassé assez d'argent pour acheter des biens. Sous le capitalisme financier, les indices ne grimpent que si protection sociale et les salaires s'écroulent".


Les tueries, les réactions de ces tueurs au monde qui se transforme ne sont pas une excuse, mais un constat. La précarité, la négation de soi conduit à l'alexithymie, une forme extrême de non-empathie. L'identité, l'appartenance, le racisme sont autant d'illusions, autant d'abris identitaire, de tentatives de protection face à la déterritorialisation qui frappe chacun qui se renforcent à mesure que la mondialisation parachève sont travail de sape. Le désir politique régressif, que représente le nationalisme comme l'islamisme, est profondément liée au désespoir des gens. Et ce désespoir est lui-même le fruit de la précarité, induite par la numérisation et la fragmentation du travail. Le travailleur n'est plus un individu : il est uniquement un producteur interchangeable, qui, écarté les uns des autres, ne peut plus produire de solidarité - "seules la proximité spatiale des corps des travailleurs et la continuité de l'expérience du travail collectif offrent la possibilité d'un processus continu de solidarité".


Le suicide est devenue la seule action efficace des opprimés, la seule qui sache dissiper l'impuissance. Le suicide, pour l'esclave, n'était-il pas la seule manière de reprendre contrôle de son corps ? Avec le 11 septembre, le siècle a commencé par un suicide de 19 hommes en guerre qui en ont tué 2977 autres. Le suicide n'est plus une manifestation marginale d'une psychopathologie isolée, elle est devenue une réaction humaine à la destruction de référents culturels, à la négation de la dignité, à la souffrance, la contrainte et la violence que la compétition entraîne. Les compétences de chacun sont désormais évaluées : la créativité, l'émotion sont transformés en critères de la productivité. Les ouvriers de l'industrie souffraient de la séparation entre leur activité productive et leur vie mentale, mais pouvaient s'adonner à la solidarité après leur journée de travail. Les travailleurs du savoir, qui s'identifient à leur travail, vivent les conflits sociaux et le mécontentement comme des échecs personnels qui ruinent l'estime de soi. La fragmentation du travail et la compétition ont fini d'achever la solidarité comme un recours ou une alternative. Ils en ont patiemment été dépossédés !


La méritocratie alimente l'individualisme. La hiérarchie, l'évaluation individuelle, l'obéissance, la soumission, l'humiliation et la violence psychologique sont les armes du néolibéralisme contre la solidarité.


Les explications psychopathologiques de Berardi semblent parfois un peu fragiles. Sa grille de lecture politique, elle, est limpide. Le capitalisme financier est désormais en guerre contre la société toute entière. Les infotechnologies sont l'arme de cette précarisation car elles ont transformé la production de biens en simple production d'information, interchangeable et modulable.


Pour Berardi, les méchants ne sont pas ceux qu'on croit, ceux que le capitalisme absolu nous montre du doigt, ceux qui réagissent encore en détruisant leurs corps défendants - et celui des autres. Reste que le vieux communiste ressort désabusé de son propre constat. S'il ne nous invite pas au suicide, à devenir tueurs à notre tour, comme à un satori, il nous laisse effondré. Pour lui, conclut-il, le capitalisme absolu a gagné. "Il ne sera pas défait". "La démocratie ne sera pas restaurée". La classe capitaliste postbourgeoise n'attache plus aucun intérêt au bien-être futur de la communauté. Et le travailleur postfordiste, précarisé, ne partage plus aucun intérêt avec les siens. L'épuisement des ressources et le réchauffement climatique ajoutent à la dévastation de la vie sociale celle de l'environnement. L'effondrement est irréversible. Les injonctions à la responsabilité, à la participation à la politique et à l'économie ne sont qu'un piège. "N'espérez pas". Ne renoncez pas à la révolution, elle est le seul plaisir qui nous reste.


** James Holmes est l'auteur de la tuerie dans le cinéma d'Aurora dans le Colorado de juillet 2012, qui fit 12 morts. Pekka-Erik Auvinen a perpétré celle du lycée Jokela à Tuusula en Finlande, en 2007, qui fit 9 morts. Eric Harris et Dylan Klebold, les tueurs du lycée de Columbine, tuèrent 13 personnes et en blessèrent 7, le 20 avril 1999. Cho Seung-hui, le tueur du Virginia Polytechnic Institute en Virginie tua 32 personnes et en blessa 23 le 16 avril 2007. Anders Beirvik est le responsable de la tuerie de l'île d'Utoya en Norvège et d'un attentat à la bombe à Osla qui firent 77 tués et 300 blessés en juillet 2011. Baruch Goldstein est l'auteur de la tuerie de la mosquée d'Hébron en Cisjordanie qui en 1994 a fait 29 morts et 125 blessés.

hubertguillaud
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le 26 sept. 2017

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