Ce grand succès de Feydeau n’avait pas pour lui l’originalité de son intrigue, au reste bien suggérée par le titre : Bois-d’Enghien, jeune lascar fringant et dynamique, est sur le point de se marier avec une jeune fille très comme il faut, Viviane, fille d’une baronne. Pour pouvoir signer le contrat de mariage en toute sérénité, il doit se débarrasser de son « fil à la patte », c’est-à-dire rompre avec sa maîtresse, Lucette, chanteuse de milieu plus modeste. Le moteur de l’action repose en fait sur deux mécanismes distincts : d’une part, Bois d’Enghien n’a jamais le courage de dire ouvertement à Lucette qu’il veut rompre ; d’autre part, il veut absolument dissimuler à Lucette la nouvelle de son prochain mariage...

A partir de ces données de base, Feydeau s’ingénie à contrarier les plans de Bois-d’Enghien, qui se retrouve régulièrement dans les pires situations qu’il aurait le plus souhaité éviter. Déjà, l’inventivité apportée à créer ces situations est délectable. On notera, par exemple, une chasse collective dans un appartement à la recherche d’un « vent-coulis », ou une clef (évidemment conçue pour d’autres usages) qui intervient dans une pâmoison féminine...

Feydeau a eu beaucoup de temps pour écrire cette pièce, en raison de craintes qu’avait l’auteur de plagier ouvertement d’autres grands succès théâtraux de son temps : plusieurs idées fécondes qui figurent dans sa pièce étaient utilisées dans des spectacles très courus à Paris, et Feydeau a dû attendre avant de monter sa pièce, de crainte que le public ne boudât une création qui apparaîtrait comme une simple copie de ce qui venait de le faire rire. Le temps passant, le souvenir de ces succès s’estompait aux yeux du public, et Feydeau put alors se risquer à présenter sa pièce sur les scènes parisiennes.

Les personnages sont particulièrement bien campés et pittoresques : si Lucette se limite à un rôle de femme réellement amoureuse et jalouse, elle est finaude et manipulatrice ; Ignace de Fontanet, brave type un peu benêt, pue de la gueule que c’en est insupportable, et, bien sûr, Feydeau le place dans des situations où il est amené à faire valoir ses... qualités odoriférantes. Viviane, la fiancée « officielle » de Bois-d’Enghien, a des opinions étrangement « émancipées » pour son temps et son milieu. De Chenneviette, père de l’enfant de Lucette, joue aux courses la pension alimentaire qu’il doit verser au fiston. Bouzin, clerc de notaire (qui va être concerné par la signature du contrat de mariage de Bois-d’Enghien), est un imbécile confit dans ses prétentions de plume, et qui cherche à faire admirer ses chansons consternantes. C’est un personnage de farce, à qui Feydeau fait endosser les situations les plus ridicules. Notons que l’élément comique du personnage qui se retrouve en caleçon exactement là où il ne faut pas (au milieu d’une noce chic) apparaît deux fois dans la pièce, ce qui peut passer pour une facilité de procédé, mais efficace auprès du public. Mais le personnage le plus amusant est sans conteste le général Irrigua, amoureux incandescent de Lucette : cette caricature du général sud-américain, affligé d’un accent hispanique particulièrement coloré, toujours entre deux révolutions ou coups d’Etat, dont le sang chaud le pousse à vouloir tuer toute personne qui lui apparaîtrait comme un rival, et qui fait une cour plus que voyante à Lucette, est une réussite toute particulière.

Une audace remarquable de la mise en scène, lors de l’acte III, est de matérialiser sur scène deux décors différents (un appartement et une cage d’escalier), séparés par une cloison qui est perpendiculaire au public, et qui communiquent par une porte qui, cela va de soi, est ouverte quand il ne le faut pas, et verrouillée quand cela conduit à de gros embarras...

Les us et coutumes de l’époque transparaissent dans le déroulement de l’intrigue : on vient d’inventer l’antipyrine (un prototype de l’aspirine) ; on lit « Le Figaro » (ici, très compromettant pour Bois-d’Enghien) ; on cherche, par le mariage, à se parer d’une noblesse de pacotille, cent ans après l’abolition des privilèges ; on raffole de chansons stupides, voire scabreuses, mais aussi patriotiques (on rêve d’une revanche contre l’Allemagne dans ces années entre 1870 et 1914) ; on écoute chanter Yvette Guilbert et Paulus ; la mode des gouvernantes britanniques, avec, dans certaines répliques, ce rendu de l’accent et des tics de langages anglais qui imprègneront la culture populaire française depuis les Pieds Nickelés de Forton jusque vers 1960. On vient de promulguer une loi autorisant le divorce, ce qui trouble quelque peu la morale conventionnelle... Dans la haute société, on se scandalise – ou bien on feint de se scandaliser – de découvrir ce que savent les jeunes filles à propos de l’amour et du mariage, et il est de bon ton de se demander comment elles ont pu l’apprendre... Cette pudibonderie affectée, elle aussi, disparaîtra au tournant des années 1960-1970.

Ce long délai a été mis à profit au niveau de l’écriture : les didascalies, descriptions de décors, de déplacements de personnages, de jeux de scène sont particulièrement fréquentes et abondantes, et montrent avec quel soin de détail chaque réplique, chaque geste étaient conçus par Feydeau au moment de l’écriture. Ces explications techniques sont parfois si constantes qu’elles arrivent à hacher la lecture du texte, ce qui est inusité dans les pièces antérieures de Feydeau.
khorsabad
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le 15 mars 2015

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