Joseph Conrad est un de mes auteurs préférés, ne serait-ce que parce qu'il est une des sources d'inspiration de Théodore Poussin.

C'est le premier roman de la trilogie malaise que je lis (je pense lire prochainement La folie Almayer, qui se déroule ensuite. Chronologiquement ça se tient, l'action d'Un paria des îles se situant avant).

Au début j'étais heureux de retrouver l'univers de Joseph Conrad, mais en trouvant au roman quelque chose d'assez académique et sans mystère. Difficile de faire autre chose que décrire le postulat de départ. On suit la déchéance de Peter Willems, un commis hollandais à Macassar, qu'un charismatique vieux loup de mer, Lingard, avait pris sous sa protection. Son employeur ayant découvert ses jeux d'écriture, Willems perd sa maison, sa femme (Joanna, la fille de son employeur, avec qui il a un fils) et tout son petit monde. Lingard l'amène dans un comptoir secret, Sambir, qui est son petit royaume. Il confie l'homme à son second sur place, Almayer, mais les deux hommes ne supportent pas de devoir partager l'affection de cette figure paternelle. Et Willems s'éprend d'Aïssa la fille d'Omar, un pirate aveugle. Des figures locales utilisent cette passion pour assouvir leur haine du colon Lingard, pour pousser Willems à aller plus loin dans la déchéance, en trahissant son bienfaiteur une seconde fois pour livrer le comptoir à un marchand arabe.

Le roman est divisé en cinq livres. Oui, comme une tragédie grecque, et Conrad a la finesse de masquer comme il peut cette structure qui est pourtant bien présente, comme des ruines cachées sous l'exubérance d'une végétation tropicale. Ce que je viens de résumer concerne les trois premiers livres. Ce ne sont pas les plus passionnants, même si on y retrouve le goût de Conrad pour les descriptions détaillées de l'environnement tropical et des phénomènes marins (le comptoir de Sambir se situe en amont de l'embouchure d'un fleuve), et son utilisation de ce décor pour décrire la situation psychologique/morale de ses personnages. Mais le décor prime sur l'univers intérieur des personnages, car il faut d'abord que le drame se noue.

Et puis au milieu du livre trois (donc parfaitement au milieu du livre), l'action démarre. Et elle suit un court que rien ne saurais arrêter. Et cette dernière moitié, que je ne résumerai pas ici, est autrement prenante. Car on y trouve l'accent de la tragédie, mais dilaté profondément par un récit qui passe d'un personnage à l'autre en insistant sur la perception très imparfaite qu'en a chacun, tant ce qui se passe met en péril les illusions sur lesquels s'est bâti l'univers intérieur de chacun. Et la vérité s'impose, sans que chacun sorte de son illusion. C'est déjà un peu du dénouement d'Au coeur des ténèbres qui est en gestation ici, quoique de manière plus limpide. Il est question de culpabilité, de rêves habillants mal et de manière précaire les oripeaux de la médiocrité, de grandeur au milieu de la décrépitude malaise, d'innocence perdue, de violence, de folie, de lâcheté.

De l'extérieur, l'action est dérisoire. De l'intérieur, telle que la vivent les personnages, elle enclôt tout un univers, qui se crée et se détruit.

La narration manie déjà l'ellipse, mais très modérément, si bien que la seule chose que l'on peut reprocher à ce roman, c'est de ne pas laisser grand-chose dans l'ombre. En tout cas, après toutes ces années, je retrouve confirmation de cette conviction : Conrad est un des plus grands.

Note à moi-même sur ce qui se passe à partir du livre III : Lindgar revient, affaibli par la trahison de Willems. Almayer le conseille de le tuer. Le vieil homme est réticent, et confie à Almayer Joanna et le fils de Willems, qu'il a ramenés avec lui. Il remonte le fleuve, est hébergé par Babalatchi, un des instigateurs du complot, qui le pousse à se venger de Willems. Lindgar attend le matin, et confronte Willems. Il prend une décision étonnante : il déclare Willems son prisonnier. Ce dernier est condamné à rester dans sa cabane avec Aïssa, à rester hanté par le remords.

Almayer, déçu de ce dénouement qui lui rajoute une responsabilité, la garde de Willems, fomente un complot. Il manipule Joanna, la femme de Willems, lui fournissant les marins malais dont elle a besoin pour aller voir son mari. Puis il fait mine de vouloir rattraper cette dernière, laissant délibérément l'équipage de sa marinière échouer (dans tous les sens du terme) dans cette poursuite.

Le dénouement final est terriblement intense. Joanna apparaît devant Willems, qui croit à une apparition, puis réagit à l'opportunité d'échapper à sa captivité en rejoignant l'équipage. Mais il doit retourner à sa cabane chercher son revolver. Mais l'épouse et la concubine se croisent, entrainant une scène confuse au cours de laquelle Aïssa, qui a le révolver, tue son amant.

Le dernier chapitre se situe bien des années après, au cours d'une soirée où Almayer raconte le dénouement à un hôte : le corps de Willems est rapatrié, et Aîssa, demi-folle, devient la servante d'Almayer.

Un paria des îles n'est pas le meilleur des romans de Conrad, mais reste un excellent roman tout de même. Sa lente mise en place m'évoque une lente marée d'eaux noirâtres, à mesure que le récit se focalise de plus en plus sur le drame intérieur de ses protagonistes.

zardoz6704
8
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le 20 mai 2024

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