Dans Drôle de peine, Justine Lévy ne raconte pas la mort, mais l’obsession d’une absence maternelle qui ronge, qui pulse, qui écrit. Ce récit incandescent explore la dépendance d’une fille au manque de sa mère, Isabelle Doutreluigne, figure fantasque et suicidaire, disparue sans jamais vraiment partir. Entre élégie intime et enquête existentielle, Lévy transforme la douleur en prose palpitante, drôle et mélancolique, et signe l’un des textes les plus bouleversants de la rentrée littéraire. Une plongée dans les vertiges de la filiation, où l’écriture devient corps, et le deuil, une forme de survie.
Drôle de peine n’est pas un livre sur la mort, mais sur l’obsession de l’absence qui hante et altère radicalement le sentiment de vivre. Justine Lévy y court après l’ombre d’une mère insaisissable, Isabelle Doutreluigne, qui se suicida par l’héroïne et le refus de vivre. Entre enquête et élégie, l’auteure explore les failles d’une filiation douloureuse et transforme sa propre addiction à sa mère en une prose fiévreuse, tendre et drôle. Un texte qui creuse la mélancolie comme une maladie ancestrale, et offre à la rentrée l’un de ses plus beaux tombeaux littéraires.
L’écriture-corps
Dans le livre de Justine Lévy, enquête vitale sur la mort de sa mère, l’émotion vient à chaque page de la fébrilité, de la hâte que l’écrivaine met à tenter de faire que sa mère ne soit jamais morte. Comme une course avant la mort. Comme un mouvement antérograde. Comme si la fille continuait dans l’écriture le corps palpitant de sa mère par ce chagrin palpable, saisissable à chaque phrase.
L’émotion qui se prolonge vient de ce que Justine Lévy enquête presque depuis son enfance sur cette femme (Isabelle Doutreluigne) qui a mis tant d’énergie à se suicider du dedans de sa vie. Une vie d’ex-femme du père de Justine (Bernard), d’ex-mannequin, fantasque, révoltée, jamais d’accord avec rien et surtout pas avec la vie, ne s’occupant pas de sa fille, l’oubliant.
Cette mère incarne une forme de liberté radicale et destructrice, choisissant la fuite en avant dans les paradis artificiels plutôt que le carcan de la maternité. Sa mort n’est que l’aboutissement d’un long suicide, un effacement progressif qui a marqué l’enfance de Justine Lévy. Ce marquage devient peine et cette peine se mue en possession sur la psyché et le corps de sa fille.
On est saisi par ce destin d’une femme se voulant libre ou libertaire, amoureuse des hommes et des femmes, ne se donnant pour loi que la jouissance et tombant dans l’abîme de cette utopie, dans le vertige de la toxicomanie pour peut-être vider la tristesse.
Le risque de la hantise
Ce qui est très beau dans Drôle de peine c’est la manière qu’a Justine Lévy de se risquer, de parler de sa mère en elle, d’elle en sa mère, de nous faire sentir l’intransigeance d’une vie sous addiction (pas celle de sa mère à l’héroïne, mais celle de l’écrivaine au manque de maman), les ravages d’une existence asservie à un parent trop aimé, perdu, jamais mort parce que toujours l’ayant déjà été. Et la fille de s’identifier. Et Justine Lévy de nous livrer d’elle des pages folles. De brisure. De cœur serré. De mélancolie reprise dans une rythmique drôle et lucide.
L’originalité magistrale du livre tient dans son inversion du regard. La véritable addiction n’est pas ici celle de la mère à l’héroïne, mais celle de la fille au manque de sa mère. Justine Lévy ausculte cette dépendance mélancolique avec une lucidité qui frôle la cruauté – envers elle-même autant que la bonté paradoxale envers celle qui l’a mise au monde sans vraiment en prendre soin. Or et c’est là le renversement, l’écrivaine va comme un impératif catégorique prendre soin de celle qui n’a jamais pris soin d’elle.
Dans cette rentrée littéraire où chacun des auteurs reconnus livre son texte funéraire, son hommage au père ou à la mère, Drôle de peine figure très haut par sa tendresse, sa finesse, sa capacité à nous transmettre la mort dans l’âme sans prétention et avec cœur.
Les phrases de Drôle de peine agissent tel un écrin scellant un tombeau vivant, celui que l’on devient lorsqu’on chute dans la mélancolie archaïque, ante-généalogique. Et Justine Lévy saisit et scrute à vif ce que l’absence de sa mère n’en finit pas de faire à sa physiologie à elle.
Au-delà du deuil, la littérature
Enquête piquante, sensible et tendre, hommage vibrant aux pères-mères, Justine Lévy réussit cet état funambule d’une écriture de soi jamais indécente ni complaisante, toujours comme l’émergence d’une vérité. Vouloir savoir coûte que coûte. Savoir pourquoi maman était comme ça. Et plus encore entreprendre l’écriture comme un acte de survie. « Je ne veux pas lui dire non plus la vie de maman nouée à la mienne, vivre à sa place, vieillir à sa place, est-ce elle qui m’étrangle, corde au cou lancée depuis le ciel? »
La beauté rugueuse de Drôle de peine en fait un texte qui travaille la mélancolie en matériau littéraire et l’abandon en raison d’écrire. Poignant et déchirant.
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