Vathek
7.1
Vathek

livre de William Beckford ()

Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2018/07/vathek-de-william-beckford.html


Je ne connais, hélas, pas grand-chose à la littérature gothique – je parle de la vraie, hein, pas celle qui écoute les Sisters of Mercy en jouant à Vampire, la Mascarade : le « roman noir » du XVIIIe siècle et du début du XIXe éventuellement. Au-delà du séminal Château d’Otrante de Walpole et du délicieux Moine de Matthew Lewis, je n’ai finalement guère pratiqué le genre que par la bande, au travers d’ouvrages qui empruntent au genre mais n’y correspondent peut-être pas tout à fait, comme le génial Frankenstein de Mary Shelley, ou, en France, je tends du moins à le croire, certains écrits du marquis de Sade. Cela fait longtemps que je suis supposé lire Ann Radcliffe, ou Melmoth de Charles Robert Mathurin, d'autres choses encore sans doute, sans jamais en avoir trouvé le temps…


Le fantôme de Lovecraft, parmi d'autres, m’y incite pourtant régulièrement. Et il en va forcément de même pour le (très petit) livre dont je vais vous parler aujourd’hui, Vathek de William Beckford, très prisé par le gentleman de Providence – parmi bien d’autres admirateurs, dont Lord Byron ou Stéphane Mallarmé (aheum, j'y reviendrai) ; à vrai dire, on a pu déterminer que Vathek avait eu sa part dans l’inspiration des récits des « Contrées du Rêve », et peut-être à deux degrés car Lord Dunsany lui aussi aimait sans doute le court roman dont s’agit.


Vathek, écrit en français en 1782, puis publié en anglais en 1786, est un autre de ces fameux romans gothiques « par la bande », une forte singularité le distinguant de ses petits camarades : en effet, il mêle au fond gothique tout un apparat oriental hérité des Mille et Une Nuits, via la traduction française d’Antoine Galland parue entre 1704 et 1717, et bientôt transposée en anglais – dans les deux langues, cela a été un énorme succès (au cas où, voyez ici). Mais, finalement, en cela aussi Vathek est une œuvre de son temps – tellement XVIIIe qu’à sa lecture il vous pousse une perruque poudrée, qui dépasse toujours sous le turban.


Vathek est l’œuvre littéraire la plus célèbre de William Beckford – un curieux personnage pour un curieux livre. Alors tout jeune homme, Beckford était aussi une des plus grandes fortunes d’Angleterre – sa richesse lui permettant de constituer une remarquable collection d’objets d’art. Passablement décadent, mais sans la poisse pénale d’un Sade, il a effectué un grand « tour » en Europe, ce qui lui a fait rencontrer du beau monde et lui a permis de multiplier les expériences. Parmi ces expériences, il y avait donc Vathek – court roman présenté par son auteur, non sans une certaine frivolité caractéristique, comme un léger jeu de l’esprit qui ne lui aurait pas demandé plus de deux ou tout au plus trois jours (et nuits) de travail. C’est douteux… Quoi qu’il en soit, Vathek demeurera, et de loin, l’écrit le plus célèbre de son dilettante d’auteur.


Vathek est un calife – ce qui n’a rien d’évident, au regard de cette translitération, mais c’est qu’elle est en fait très XVIIIe : elle renverrait au calife al-Wathiq, ce qui situerait l’intrigue à Bagdad et au-delà vers le milieu du IXe siècle de notre ère ; de même que le personnage de son frère et successeur, Motavakel, renverrait à al-Mutawakkil, là encore un vrai calife. D’autres noms sont peut-être plus douteux, comme Bababalouk disons, mais, là encore, Vathek est l’œuvre de son temps.


Vathek, un calife, donc – mais surtout un enfant gâté… Un vrai despote oriental selon les termes de Montesquieu, aux caprices tyranniques, aux exigences absurdes ; plus anachroniquement, une histoire de pouvoir absolu qui corrompt absolument. Et ses colères sont fatales : son regard noir est à même de terrasser en un éclair ceux dont il juge qu’ils ne le servent pas assez bien ! Soit à peu près tout le monde. Il faut dire que ses sujets le détestent ; mais, surtout, ils en ont peur, et notre ami Machiavel juge que c'est bien suffisant. Le sale gosse a les avantages de ses défauts, cela dit – son hédonisme s’accompagne d’une appréciable curiosité pour le monde et tout ce qu’il contient, forcément suspecte sous l’empire de la religion ; en cela, sa mère, l’érudite Carathis, dont les connaissances ésotériques valent bien celles des plus grands mages, mais il en va de même pour son absence de moralité, sa mère donc a pu avoir à cet égard un rôle non négligeable.


Mais l’avidité et la soif de connaissance de Vathek décideront sans surprise de sa perte – en même temps que sa gourmandise et son despotisme. Un curieux personnage, le giaour (un terme injurieux pour désigner les non-musulmans), censément venu de l’Inde, lui vend des sabres magnifiques, ornés d’une écriture inconnue – un traducteur en dérive un sens positif, mais, le lendemain, les caractères ont changé, et ils impliquent alors une malédiction ! Un avertissement dont le calife Vathek ne saurait tenir compte : il obéit aux injonctions du giaour, qui l’invite à voyager (avec sa suite, forcément) vers la cité perdue d’Istakhar, où se trouvent les extraordinaires trésors des sultans de l’ancien temps, et même des sultans préadamites – ces trésors, mais aussi le pouvoir absolu, via la connaissance absolue. Mais, pour bénéficier de ces récompenses mirifiques (et de quelques autres, dont surtout la belle Nouronihar, la fille de son hôte l’émir Fakreddin, promise à un autre – mais que sont les lois de l’hospitalité pour le calife Vathek ?), il y a des conditions – nombreuses, précises… mais dont la principale, sous-jacente à toutes les autres, est la renonciation à l’islam, à Allah et à Mahomet. L’avide Vathek n’y voit guère d’inconvénient, sa mère Carathis pas davantage – et si le calife, par principe, peste contre les termes du contrat, contre l’invraisemblance consistant, de la part de qui que ce soit, à exiger de lui, calife, quoi que ce soit, il n’en obéit pas moins aux ordres…. qui sont en fait les ordres d’Eblis, autant dire du diable.


Vathek est un roman très court, une centaine de pages, mais aussi un roman très dense : il se passe beaucoup, beaucoup de choses à chaque page – au point à vrai dire où le déroulé des événements est parfois un brin confus, surtout dans les premières pages. La halte chez l’émir Fakreddin ralentit un peu le rythme, avant que le merveilleux gothique ne transfigure une dernière fois le roman à Istakhar. Ceci étant, le fantastique n’était certes pas absent au début du roman, loin de là : les événements étranges s’y enchaînent à toute vitesse – étranges, et grotesques. À vrai dire, ce roman gothique l’est décidément à la matière du Château d’Otrante – la surnature implique son lot de scènes cocasses, qui valent bien ce heaume gigantesque tombant du ciel pour écraser le pauvre Conrad dans les premières pages de la fantaisie italienne de Walpole. Les maléfices du giaour, comme les projets pharaoniques (ou babéliens) de Vathek, ont à ce stade quelque chose de drôle avant tout, ou bien plus drôle en tout cas qu’effrayant.


Mais, dans les dernières pages, quand le surnaturel est plus démesuré que jamais, la cité d’Istakhar ayant quelque chose d’une ville onirique à la façon de celles de Dunsany plus d’un siècle après, l’émerveillement se mêle bel et bien de cauchemar – encore que ce soit probablement surtout l’ironie qui domine, une ironie qui, sous couvert de moraline au premier degré, se montre sans doute en vérité passablement subversive ; et, ici, c’est au Moine ou aux réjouissantes hypocrisies d’un Sade, par exemple dans les versions « exotériques » de Justine, que l’on est tenté de penser. Finalement, l’humour demeure, sous l’impitoyable condamnation de (ce sale gosse de) Vathek, de (sa satanique mère) Carathis, et de (son inconstante favorite) Nouronihar tant qu’on y est.


Finalement, c’est cet alliage en apparence incongru entre le merveilleux orientaliste et l’humour, davantage que la peur, davantage que la morale qu’on devine bien vite totalement hors-jeu en dépit des risibles discours de ceux, nombreux, qui condamnent, frontalement ou plus souvent à demi-mots pleutres, le calife impie, c’est cet alliage donc qui fait la saveur de Vathek – mais aussi son originalité, à l’époque et sans doute encore aujourd’hui. Et il faut y ajouter une plume (française !) délicieusement XVIIIe siècle.


Rien d’étonnant dès lors à ce que le roman ait eu son lot d’admirateurs notables – j’en ai cité quelques-uns plus haut. Mais, dans le cadre de cette édition, il faut donc mentionner Stéphane Mallarmé, dont on reproduit ici une assez longue postface (une vingtaine de pages)… Mais, là, problème : j’ai trouvé ça totalement incompréhensible, et à vrai dire totalement illisible, béotien de moi ; j’avais l'impression de bouffer trois space cakes à chaque paragraphe, et il faisait bien trop chaud pour ça – bref, j’ai déclaré forfait au bout de cinq pages. Nébal, béotien.


Ce qui n’a rien de grave. Vathek demeure une lecture charmante sans cela – une curiosité, oui, mais sans doute un peu plus que cela, et en tout cas une appréciable virée dans un Orient fantasmé au prisme d’un gothique ludique et narquois.

Nébal
7
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le 5 juil. 2018

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Nébal

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