Vers le phare
7.8
Vers le phare

livre de Virginia Woolf (1927)

Livre absolument remarquable, To the Lighthouse ne se donne pas facilement (à l'image d'ailleurs du phare, objet du désir enfantin qui donne son titre à l'ouvrage). Cette difficulté d'approche est liée aux traits expérimentaux de la narration — lesquels font, in fine, toute la force du projet artistique que présente V. Woolf.


D'abord, To the Lighthouse ne présente pas véritablement d'intrigue ; la narration refuse la continuité que cela impliquerait, et privilégie plutôt le papillonnement d'instants disjoints. Ce choix est d'abord manifeste dans la structure d'ensemble du livre, à peu près tertiaire : une première partie, la plus longue, "raconte" une journée ; la dernière fait la même chose, des années plus tard ; la seconde, enfin, fait figure de cheville (bien qu'elle soit tout sauf gratuite) et unit ces deux moments. Mais surtout, dans le rythme même de la narration, les changements de point de vue sont incessants ; V. Woolf agence ces sauts avec un sens de la transition quasi-cinématographique.


Ils lui permettent de balayer, parfois avec ironie, et non sans une certaine tendresse, les difficultés du langage et de la communication entre les hommes. C'est probablement le thème le plus frappant du roman, avec lequel V. Woolf suscite l'émotion la plus intense ; la scène, on ne peut banale en apparence, durant laquelle Lily considère Mr Ramsey avec une intense compassion, qu'elle est absolument incapable d'exprimer, est poignante.


Mais cette capacité que montre V. Woolf à transformer un récit banal en une intense expérience esthétique n'est évidemment pas due qu'à un parti pris narratif. Tout au long du livre, elle tisse un style remarquable, par moments sophistiqué et ciselé, à d'autres endroits d'un lyrisme dépouillé. Surtout, ce style suit pas à pas, avec beaucoup de souplesse, la pensée des personnages, dans une grande démonstration de steam of consciousness. L'auteur capture les atermoiements de la pensée, les brusques émotions, les sursauts incohérents, avec un remarquable doigté. Il évoque à certains égards celui de Proust, mais pour mieux s'en distinguer ; la pensée proustienne est une pensée “enfin découverte et éclaircie”, tandis que celle des personnages de To the Lighthouse est vivante, prise sur le vif.


(ou du moins, mais c'est un aparte, elle semble l'être : il est intéressant que l'absence d'intrigue mène V. Woolf, contrairement à d'autres post-modernes, à ressusciter l'illusion romanesque : il ne s'agit pas seulement de peindre l'intrigue aux couleurs de la réalité, mais encore de restituer dans son grain les petites inflexions de la pensée. Il va de soi que cette pensée “brute” est en fait infiniment travaillée…)


Il y aurait encore à dire, notamment sur l'art dans To the Lighthouse (qui appellerait un nouveau parallèle proustien) ; on se bornera, pour ne pas user un éventuel lecteur, à saluer une dernière fois ce beau roman sur les difficultés d'être humain.

Venantius
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Lu en 2015 et Les 10 livres de 100 écrivains francophones (Télérama, 2009)

Créée

le 10 nov. 2015

Critique lue 412 fois

3 j'aime

Venantius

Écrit par

Critique lue 412 fois

3

D'autres avis sur Vers le phare

Vers le phare
Kaidan_Twist
10

Là où il y a de la lumière...

L'histoire en elle-même est assez simple, ne vous attendez pas à de multiples rebondissements et autres cliffhangers. Mais Virginia Woolf excelle à nous faire promener dans les consciences des...

le 7 juil. 2014

5 j'aime

2

Vers le phare
nostromo
9

Vagues de conscience humaine...

Mais quel bouquin! Bon clairement, Virginia Woolf ce n'est pas n'importe qui, on le sait sans même avoir lu son oeuvre, parce qu'on nous l'a assez dit. On aborde donc cela avec le respect que l'on...

le 16 avr. 2016

5 j'aime

Vers le phare
-Alive-
6

Stream of Consciousness

Mon 6/10 n'est pas un 6/10 teinté d'aigreur, de haine ou d'irritation à l'égard de ce livre, bien au contraire, tout mon respect va à Virginia Woolf. A elle seule, elle a dirigé un mouvement...

le 18 juin 2014

4 j'aime

1

Du même critique

Middlemarch
Venantius
8

Cinq mariages et un enterrement

Middlemarch est à la fois intimidant par son volume, et étonnamment simple malgré lui. Son millier de pages n’est pas prétexte à la multiplication des personnages — bien que le dramatis personae de...

le 4 avr. 2020

9 j'aime

3

Mémoires d'outre-tombe
Venantius
8

L'Albatros

François-René de Chateaubriand avait les défauts de son époque : une vanité peu croyable, qui dispose aux grandes entreprises mais prête aussi à rire, notamment lorsqu’elle s’abrite quelques instants...

le 9 déc. 2019

9 j'aime

3

Le Hussard sur le toit
Venantius
5

Critique de Le Hussard sur le toit par Venantius

Je le confesse, j’ai eu quelques difficultés à commencer et à finir Le Hussard sur le toit. L’écriture est très belle, parfois sublime (il y a quelques passages qui frôlent la poésie en prose) ; le...

le 27 déc. 2015

9 j'aime